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Antoine Foucher : “Nous ne dépendions pas de l’administration pour élaborer notre projet”

L’ancien directeur de cabinet de Muriel Pénicaud au ministère du Travail (de 2017 à 2020) a vécu de l’intérieur les effets de la réduction de la taille des cabinets ministériels décidée par Emmanuel Macron à son entrée en fonction à l’Élysée. Une expérience concluante pour ce tenant d’un “management fondé sur la responsabilité, la confiance et le résultat”.

Comment, à l’époque, avez-vous compris cette réforme et ses attendus ?
L’objectif était clair : donner de l’air à l’administration pour lui permettre de s’approprier les projets et les réformes, sortir de ce système malsain dans lequel des cabinets pléthoriques doublonnent l’administration, obliger les ministres à ne recruter que des conseillers qui connaissent déjà parfaitement les sujets dont ils ont la charge. 

Quels ont été les changements les plus notables dans le travail du quotidien ?
Pour ce qui est de mon expérience au ministère du Travail – car je ne prétends évidemment pas parler pour l’ensemble des directeurs de cabinet de l’époque –, cela a bien fonctionné, c’est-à-dire que les effets attendus se sont produits. À 10, il était impossible de faire sans, à la place ou à côté des directions. Elles ont été d’emblée parties prenantes des réformes et de notre projet politique. Nous avions une vision claire de ce que nous voulions, nous l’avons d’emblée expliquée et partagée avec les directions. Du coup, tout le monde s’est rapidement senti, je crois, embarqué dans la même aventure, avec un degré d’engagement que l’on observe très rarement dans le privé, il faut le souligner. Avec la ministre, nous avons dû ne recruter que des conseillers déjà experts de leur matière, n’ayant pas de coût d’entrée ni sur le fond ni dans la connaissance de l’écosystème. Nous avons dû également faire des arbitrages délicats, par exemple choisir entre un conseiller international et un conseiller budgétaire. Le choix s’est porté sur l’international, et donc je faisais moi-même le lien direct avec la sous-directrice en charge du budget au sein de la DGEFP [la direction générale de l’emploi et de la formation professionnelle, ndlr] : c’était elle, de fait, ma conseillère, ce qui est un exemple très concret de responsabilisation. 

Comment avez-vous recruté les membres du cabinet ministériel ? Existait-il une volonté de diversifier les profils ?
À 10, le portefeuille de chaque conseiller est forcément large et le niveau d’expertise très élevé. Mécaniquement, vous êtes donc obligé de diversifier le recrutement : il est rare, pour ne pas dire impossible, que tous les meilleurs se trouvent tous au même endroit ou aient tous le même profil ! Je ne connais pas les statistiques en la matière, mais nous n’étions que 4 fonctionnaires, dont 2 fonctionnaires d’État, un fonctionnaire parlementaire et un universitaire. Les 6 autres venaient du privé, même si la plupart avait déjà eu une expérience publique. 

Au-delà du surcroît de travail que cela pouvait créer pour les conseillers et de la peur de ne pas tout contrôler depuis le cabinet, des habitudes ont été bousculées, des attentes frustrées, une certaine culture chahutée.

Alors que le candidat Macron avait annoncé, durant sa campagne de 2017, le renouvellement de tous les directeurs d’administration centrale et l’ouverture d’un quart des postes à des personnes issues du privé, comment envisagiez-vous cette question ?
Sur ce point, j’ignore si notre expérience est représentative des autres, car je connaissais déjà tous les directeurs en place. Il n’a fallu que quelques semaines pour établir une relation de confiance robuste et sentir qu’il n’y avait besoin d‘aucun ajustement. Encore une fois, je crois que chacun partageait notre vision et notre ambition de transformation, et se sentait donc coresponsable de la réussite – ou de l’échec – des réformes. Mais je le redis : ce qui a permis, à mon sens, d’établir cette relation de confiance est que nous avons pris nos fonctions avec une vision très claire, parfois même dans les détails, de ce que nous voulions réaliser en matière de droit du travail, de formation, d’apprentissage ou d’assurance chômage. Nous ne dépendions pas de l’administration pour établir une vision et élaborer notre projet. La relation avec l’administration était donc, de fait, beaucoup plus saine. Ce qui crée inévitablement des tensions, c’est la situation dans laquelle un ministre et son cabinet débarquent un peu sur le sujet, ou n’ont pas, pour une raison ou pour une autre, de vision claire des transformations à conduire. Dans ces cas-là, assez fréquents malgré tout, il y a souvent confusion des genres et méfiance réciproque : le cabinet est dépendant de l’administration pour tracer le chemin des réformes et peut donc avoir tendance à lui imputer ses propres insuffisances, ce qui crée de la méfiance ; de son côté, l’administration peut avoir du mal à respecter un ministre et un cabinet qui naviguent à vue. Elle peut donc chercher – mais comment l’en blâmer ? – à freiner des projets dont elle devine qu’ils seront vite abandonnés. Cette résistance passive conduit le ministre à réclamer plus de conseillers, et le cercle vicieux est tracé…  

Que change le format à 10 conseillers par cabinet du point de vue des relations avec les directeurs d’administration centrale (DAC) ?
Nous devions essayer d’être le plus clairs possible dans nos orientations, partager nos doutes et nos incertitudes pour ne pas infantiliser les DAC et surtout, les laisser travailler avec leurs équipes en évitant de les bombarder de demandes de notes sur tous les sujets ! Par exemple, pour la rédaction des ordonnances sur le droit du travail, nous avions une cinquantaine de points clés à arbitrer sur le fond (CDD/CDI, fusion des instances de personnel, etc.). Nous les avons posés avec eux, pour la plupart tranchés avec la ministre et remontés au Premier ministre et au Président pour les 2 ou 3 les plus sensibles politiquement. Et puis nous avons laissé le plus de temps possible à l’administration pour rédiger, en faisant confiance au directeur général du travail pour l’organisation des travaux : constitution d’équipes dédiées indépendamment de l’organigramme, renforcements extérieurs de fonctionnaires, organisation des congés (c’était en plein été et il fallait, rien de moins, changer la philosophie du code du travail avec 150 pages d’ordonnances…), calendrier de travail… Évidemment, nous avons eu des discussions, parfois vives et serrées, notamment sur le calendrier, ou sur les conditions dans lesquelles était garantie la confidentialité des travaux (nous avons eu quelques fuites). Mais in fine, je crois que la direction générale du travail sentait qu’on lui faisait confiance, qu’on ne réussirait jamais sans eux, qu’on ne les lâcherait pas en cas de coup dur et que s’il y avait des points de désaccord, sur le fond comme sur la forme, la porte de la discussion était ouverte, même si la décision finale nous revenait. 

Ce mode de fonctionnement n’était-il pas aussi rendu possible par le champ politique du ministère du Travail et sa moindre dépendance vis-à-vis de l’actualité, des faits divers, des emballements, de l’émotion collective ?
Peut-être, mais il faut quand même se souvenir qu’à l’époque, on nous prédisait des manifestations importantes et des protestations violentes, à l’instar de qui s’était passé un an plus tôt avec la précédente réforme du droit du travail. Au final, les protestations ont été marginales. Bien sûr, le principal facteur qui a joué, ne nous racontons pas d’histoires, c’est la légitimité politique de la réforme, qui était inscrite, dans son principe, en toutes lettres dans le programme du Président élu. Elle était donc plus difficile à contester. Mais je crois que la répartition des tâches avec l’administration a aussi eu son rôle dans le succès de l’affaire. En confiant entièrement l’écriture des ordonnances à l’administration, en nous concentrant sur les arbitrages et sur la relecture-validation, en ne réécrivant qu’à la marge les textes sur des points précis, nous avons pu dégager le temps nécessaire à la concertation, c’est-à-dire consacrer beaucoup de temps et d’énergie à débattre, à essayer de convaincre nos interlocuteurs et à faire les ajustements nécessaires (300 heures de concertation en deux mois, et ce fut une réalité, pas un slogan). Quoi que l’on pense du fond des “ordonnances travail”, c’est donc, me semble-t-il, une expérience intéressante à regarder du point de vue des rapports entre l’administration et son cabinet. Une réforme réputée impossible et pourtant réussie en trois mois d’été : cela n’aurait jamais été possible sans l’engagement sans faille de l’administration, et je crois que cet engagement n’a pu être si fort que parce que l’administration se sentait vraiment coresponsable, ce qui a été facilité par le fait que nous n’étions que 10. C’est une expérience que je partage et ne prétends pas en faire une règle absolue, bien sûr. D’autres, peut-être avec de bonnes raisons, n’ont pas le même point de vue ou la même expérience. 

D’où provenait la résistance ?
Au départ, il y a eu une résistance sur le passage à 10. Pas générale ni intense bien sûr, mais malgré tout assez répandue. Au-delà du surcroît de travail que cela pouvait créer pour les conseillers et de la peur de ne pas tout contrôler depuis le cabinet, des habitudes ont été bousculées, des attentes frustrées, une certaine culture chahutée. Car – pardon de rappeler cette évidence –, le passage en cabinet fonctionne aujourd’hui moins comme une chance de défendre un projet politique ou une réforme particulière que comme un accélérateur de carrière administrative. Le passage en cabinet permet de grimper plus vite les échelons de l’administration centrale, et c’est quasiment un passage obligé pour espérer devenir directeur. C’est parfois aussi un moyen d’augmenter significativement ses chances d’être nommé au tour extérieur dans tel ou tel corps. Ce fonctionnement crée, me semble-t-il, des situations malsaines et inefficaces. Le N-3 du directeur d’administration centrale recruté en cabinet peut se retrouver à donner des instructions ou du moins des orientations à son ancien n+1, souvent son ancien N+2, voire son ancien directeur, selon les cas. C’est souvent délicat humainement, pas toujours justifié du point de vue des compétences de chacun, presque jamais efficace du point de vue de l’exécution. Car contrairement à un préjugé largement répandu, cette consanguinité entre fonctionnaires peut entretenir la confusion des genres et affaiblir l’autorité morale du cabinet : un conseiller issu d’une administration qu’il se met d’un coup à chapeauter peut hésiter à brusquer ses anciens collègues, par amitié ou par calcul compréhensible (il pourra un jour y retourner ou recroiser des personnes qui y travaillent) alors qu’il est nécessaire de donner des directives claires et des arbitrages servant le projet politique, et non l’intérêt, réel ou supposé, de l’administration. De ce point de vue, l’instauration d’une nouvelle règle me paraît mériter réflexion : quand on “monte” en cabinet et qu’on est fonctionnaire, on démissionne de la fonction publique ! Cette règle radicale aurait bien sûr des inconvénients, mais les avantages ne seraient pas à négliger : on aurait pour le cabinet beaucoup moins de candidats, uniquement des personnes croyant que le projet politique en vaut la peine, et mécaniquement une administration davantage responsabilisée, car détentrice d’une compétence technique plus rare dans le cabinet. 

Pour les ministères du type Bercy, Éducation ou Travail, le cabinet à 10 fonctionne !

Comment avez-vous perçu la résistance du côté des administrations ?
Le principal frein que j’ai pu observer tenait, me semble-t-il, à la perception d’opportunités moindres. Moins de places en cabinet ministériel, c’est moins d’opportunités de monter dans la hiérarchie donc moins d’accélérateurs de carrière. Il a pu y avoir, chez certains, le sentiment d’une forme d’injustice. Les agents ayant déjà exercé en cabinet par le passé étaient plutôt satisfaits de cette réforme car ils connaissaient les dérives du système précédent et anticipaient donc un meilleur fonctionnement, avec plus de liberté et de responsabilité pour l’administration centrale. En revanche, ceux qui n’y avaient jamais exercé ont pu avoir l’impression qu’on leur fermait la porte au nez, avec un mode de progression plus rigide et lent que celui qui prévalait pour leurs aînés. En gros, la couche supérieure de l’administration centrale (directeurs, chefs de service et même une partie des sous-directeurs) donnait le sentiment d’être plutôt satisfaite, à l’inverse des agents situés au-dessous. Loin de moi l’idée de condamner, car c’est très humain. J’aurais sans doute réagi de la même manière !

Vous avez évoqué la résistance des cabinets ministériels. Quelle était la principale difficulté invoquée ?
La charge de travail était souvent invoquée, et il est vrai que cela représente un rythme pour chacun allant de 60 à 90 heures de travail hebdomadaire. Mais était-ce vraiment différent à 15 ou 20 ? Je ne le crois pas, en tout cas, ce n’est pas mon expérience comparée de 2011-2012 versus 2017-2020. Je ne me prononcerai pas pour les ministères régaliens, que je connais moins. Mais pour les autres ministères du type Bercy, Éducation ou Travail, le cabinet à 10 fonctionne ! Qu’on en juge sur le résultat : ces ministères ont tous conduit des réformes jugées très difficiles avec 10 conseillers !

L’augmentation de la charge de travail induite par le format à 10 membres n’a-t-elle pas conduit les cabinets à se « bunkériser » et à se couper ainsi encore davantage de certaines réalités du quotidien ?
Je ne le pense pas. Cinq ou 10 membres supplémentaires par cabinet ne constituent pas davantage de capteurs. C’est le paradoxe que j’évoquais tout à l’heure : plus les cabinets ministériels sont volumineux, plus les membres se ressemblent. À 10, il faut une « dream team ». Or une « dream team » ne se recrute jamais dans un seul vivier. C’est la diversité des profils et le partage clair et sain des rôles avec l’administration qui permettent, peut-être, de limiter la déconnexion, de toute façon inhérente à l’exercice du pouvoir. Je ne crois pas, sincèrement, que ce gouvernement-là ait été plus déconnecté que les autres. Le mouvement des « gilets jaunes » est un mouvement qui vient de très loin, lié à la fracture sociale provoquée par les difficultés d’adaptation de notre pays à la mondialisation. Mais il aurait pu exploser deux ans plus tard ou quatre ans plus tôt avec des cabinets à 15 ou 30 membres.

En mai 2017, le chef du gouvernement publiait une circulaire sur l’organisation du travail gouvernemental qui visait à rationaliser les processus et à faire entrer les ministères dans une logique de coopération plutôt que d’affrontement. Quelle perception en avez-vous ?
Collectivement, nous n’avons pas été à la hauteur de cette circulaire salutaire du Premier ministre. Sur trop de sujets, nous nous sommes révélés incapables de nous mettre d’accord. Au ministère du Travail, nous travaillions surtout avec Bercy-Budget et l’Éducation nationale-Enseignement supérieur. Assez classiquement, les relations ont été plus compliquées avec le Budget qu’avec l’Éducation. Nous aurions pu, nous aurions dû, mais nous n’avons pas su nous mettre d’accord sur des propositions communes de trajectoires budgétaires alors que la circulaire encourageait ce mouvement de coconstruction. C’est sans doute une question d’immaturité collective, et les torts sont évidemment partagés. Mais le résultat, c’est que beaucoup – beaucoup trop – d’arbitrages budgétaires remontaient à Matignon…

Les réunions interministérielles informelles sont le principal problème : c’est, la plupart du temps, une source de dysfonctionnement, de ralentissement, et même de déresponsabilisation potentielle si un ministère se laisse faire.

Le cabinet du Premier ministre voulait-il trop entrer dans les détails ?
Sur ce sujet, il faut distinguer ce qui relève de la vie politique, et est sans doute inévitable, de ce qui a trait au fonctionnement de l’État, qui peut être amélioré. La situation de base pour Matignon – il ne faut jamais l’oublier –, c’est que n’y remontent naturellement que les problèmes et les mauvaises nouvelles. Les solutions et les bonnes nouvelles, les ministères ont tendance à les garder pour eux… Du coup, il y a une part inévitable de frottement, lié à la vie politique, et pour laquelle la technique n’est qu’un prétexte : rien de tel que de rentrer dans le détail d’un texte ou d’un dispositif pour faire remonter un sujet à Matignon et permettre au Premier ministre de se l’approprier, rien de plus classique pour un ministre que de garder certaines informations techniques afin de dominer le débat politique… On peut limiter cette part de jeu politique, mais vouloir la supprimer complètement est une illusion naïve et contre-productive. En revanche, là où nous pouvons progresser collectivement, c’est sur le fonctionnement et l’organisation des réunions interministérielles. Pour résumer le problème, je crois de façon assez consensuelle, si ce n’est unanime : il y en a trop, et beaucoup trop d’inutiles. 

Quels sont les critères qui président à la convocation d’une réunion interministérielle (RIM) ?
Il existe des RIM officielles et des RIM informelles. Pour les RIM officielles, le secrétariat d’un conseiller à Matignon envoie un e-mail à tous les cabinets et secrétaires généraux de ministères expliquant que tel conseiller présidera une RIM tel jour à telle heure sur tel sujet. Il peut s’agir par exemple de préparer la position du gouvernement sur les amendements déposés par le Parlement sur un projet de loi, ou de trancher un différend entre deux ministères, typiquement d’ordre budgétaire. En principe, tant qu’il n’existe pas de différend, c’est-à-dire de besoin de coordination interministérielle, il n’y a aucune raison de convoquer une RIM. 
S’agissant des RIM informelles, il n’y a pas véritablement de critères, les objectifs sont d’une variété infinie : préparer un discours du Premier ministre ou une intervention du président de la République, réfléchir sur un projet, partager des informations, des chiffrages, la première rédaction d’un texte, des réactions d’acteurs… Ce sont ces RIM informelles qui présentent le plus de risques de dérive et d’aspiration de beaucoup de sujets qui devraient rester au niveau ministériel. Une remontée excessive crée un double dysfonctionnement : les sujets sont trop précis pour que ceux qui en discutent autour de la table aient une connaissance exhaustive des informations nécessaires à un bon arbitrage (exemple caricatural mais réel : le montant du budget de rénovation informatique d’un ministère !), et un ministère peut se sentir rapidement déresponsabilisé, ce qui constitue la première étape de la paralysie administrative.

Que faudrait-il changer ?
La critique est facile et l’art est difficile, mais il faudrait revenir, et s’y tenir, à l’esprit originel des RIM : on ne devrait pas avoir la possibilité de convoquer une RIM (formelle ou informelle) tant que l’on n’a pas expliqué par écrit à toutes les parties prenantes l’objet du différend à trancher, et la position de chaque ministère, argumentée par une note écrite. La lourdeur de la procédure inciterait les ministères à s’entendre, à se parler, à trouver des compromis et imaginer des solutions. Elle découragerait aussi les conseillers de Matignon de monter des RIM quand le sujet n’en vaut pas vraiment la chandelle. 

Repartir comme en 40 dans notre mode de fonctionnement, comme si la crise du Covid n’était qu’une parenthèse dont il n’y aurait rien à apprendre, serait un immense gâchis.

Comment cette organisation a-t-elle évolué lors de la crise sanitaire ?
Sur cette question de l’organisation du travail interministériel, nous n’avons pas fait, à ma connaissance, de retour d’expérience sur notre fonctionnement collectif pendant la crise du Covid. Or je crois qu’une grande majorité de ministères a fait le même constat pendant le printemps 2020 : nous n’avons jamais été aussi efficaces collectivement que pendant cette phase de la gestion de crise du Covid. Pourquoi ? Parce qu’avec l’urgence absolue de la situation, chaque ministère a pris ses responsabilités et beaucoup moins de sujets sont remontés ! Chacun allait à l’essentiel, avec un objectif clair, prenant au quotidien les arbitrages nécessaires sans négociation ou discussion. Je ne prendrai que deux exemples concrets : c’est en dix jours, une fois son mandat défini par le Président et le Premier ministre, que le ministère du Travail a monté juridiquement, informatiquement, financièrement, un nouveau système de chômage partiel pour près de 9 millions de salariés ! C’est dans le même délai que le ministère de l’Économie a monté le système d’aides aux indépendants. En temps normal, avec les habituels allers-retours sur les détails d’un projet, les délais auraient été 10 à 20 fois plus longs. Bien sûr, on ne peut pas avoir en rythme de croisière un fonctionnement de type crise, et le “quoi qu’il en coûte”, qui a relayé les considérations budgétaires au second plan, n’est pas tenable dans le temps. Mais nous avons insuffisamment, me semble-t-il, tiré les leçons de nos succès pendant la crise. Car quoi qu’on en dise, c’est l’efficacité de l’État fondée sur le dévouement de ses serviteurs qui ont permis à la France de tenir le choc pendant ces trois mois. 

Les RIM vous paraissent-elles caractérisées par un objectif de “conclusivité” ?
Non, en tout cas quasiment jamais pour les RIM informelles, de plus en plus nombreuses. On organise parfois ce type de RIM lorsque l’on sait par avance que le sujet n’est pas mûr et que l’on n’est pas prêt à décider, ou qu’il existe un besoin de partager des informations. Il n’existe pas à la sortie de “bleu” de Matignon qui acte une décision, à la différence des RIM formelles. Peut-être mon analyse serait-elle différente si j’avais officié à Matignon, mais dans les dérives que j’ai pu observer, les RIM informelles sont bien le principal problème : c’est, la plupart du temps, une source de dysfonctionnement, de ralentissement, et même de déresponsabilisation potentielle si un ministère se laisse faire. Il y a, bien sûr, un nécessaire partage de l’information et besoin d’alignement, mais la frontière avec l’intrusion dans le travail d’un ministère est ténue. Mais à nouveau, il ne faut pas sous-estimer la dimension politique de certains dysfonctionnements administratifs : Matignon a parfois besoin de micro-manager un ministère car le ministre et son cabinet ne sont pas à la hauteur, ou freinent l’application d’un arbitrage ; il arrive aussi qu’un ministère lui-même demande à Matignon de rentrer dans un dossier pour assumer, à sa place, une décision difficile…

Nourrir un dialogue interministériel sans réunions intermédiaires paraît difficile. Ces RIM ne constituent-elles pas la moins mauvaise des solutions ?
Nous n’avons pas eu une seule RIM pour la mise en place du chômage partiel pendant la première phase de la crise du Covid, au printemps 2020. Je ne peux pas trouver de meilleur contre-exemple. L’orientation du Président et du Premier ministre était claire. À partir du mandat donné, nous avons pu consacrer toute notre énergie à la bonne mise en œuvre, arbitrant chaque jour des sujets importants, dont certains, en temps normal, seraient sans doute remontés. Et quand nous n’avions pas les informations nécessaires pour trancher un sujet tout seul, cela se réglait par une discussion téléphonique avec le directeur de cabinet du ministre de l’Économie et/ou celui de Matignon. Mais pas de RIM…

Vous avez donc moins associé les autres ministères et moins concerté que n’aurait pu le faire Matignon....
Oui ! Nous le faisions aussi parfois en temps normal au nom de l’efficacité, mais cette méthode crispait, parfois légitimement. Mais ce qui a rendu la période du Covid exceptionnelle, c’est l’urgence et la gravité de la situation, qui ont obligé chacun à ne se concentrer que sur une seule chose : le résultat ! Tant que le résultat était là, on ne vous demandait pas de comptes sur la manière de faire. Et ce que montre justement cette expérience du Covid, me semble-t-il, c’est que ce principe de management fondé sur la responsabilité, la confiance et le résultat, maintes fois proclamé, jamais vraiment appliqué, est efficace et bénéfique pour tous : il permet de rendre plus rapidement les services attendus par les citoyens et il rend le travail des agents plus intéressant, en leur restituant des marges de manœuvre. Reste à adapter ce qui a bien fonctionné pendant la crise à la vie quotidienne des périodes normales. Mais repartir comme en 40 dans notre mode de fonctionnement, comme si la crise du Covid n’était qu’une parenthèse dont il n’y aurait rien à apprendre, serait un immense gâchis. 

Dans son format actuel, la RIM ne pose-t-elle pas un problème de légitimité ? Les discussions en son sein ne conduisent-elles pas à éclipser le ministre – absent par nature – de cette enceinte où se décident des arbitrages et certains réarbitrages ?
Oui, c’est un vrai problème, mais est-ce totalement évitable ? Il faut concilier deux principes : un principe de légitimité qui voudrait qu’aucun point ne soit tranché en l’absence du Premier ministre et de ses ministres (ou, à la limite, de leurs directeurs de cabinet) et un principe d’efficacité en vertu duquel il faut bien que la machine avance et que l’État tourne, ce qui exclut que tous les points soient discutés par les ministres eux-mêmes… Tout est une question de dosage, mais là encore, plus les ministères sont responsables, mieux on concilie les deux principes de légitimité et d’efficacité. À l’inverse, plus on fait remonter de points, plus on ralentit la machine, plus on prend le risque que des arbitrages soient rendus de façon contestable, et donc in fine pas complètement acceptés… donc pas vraiment appliqués.

Nommer un ministre et un cabinet maîtrisant mal le sujet constitue l’origine de tous les malentendus qui vont avec.

La mise en place d’un conseiller commun à l’Élysée et à Matignon pour chacune des grandes politiques publiques a-t-elle apporté une plus-value ?
Oui, bien sûr. Ce dispositif permet plus de fluidité et de cohérence et constitue un vrai progrès. Abandonner ce conseiller commun marquerait un retour en arrière. Le principe du conseiller commun complique les stratégies des ministères qui veulent faire avancer leurs dossiers en jouant l’Élysée contre Matignon ou inversement. Il représente un confort appréciable pour Matignon en diminuant les risques de contre-arbitrage par l’Élysée, et en faisant sortir la Rue de Varennes du rôle de tribunal de première instance… C’est un gage certain d’efficacité. 

Le renouvellement des directeurs des administrations centrales annoncé pendant la campagne de 2017 mais peu suivi d’effet a-t-il déstabilisé les directeurs ?
J’aurais tendance à penser qu’il s’agit d’un faux sujet. Le flottement est moins venu des déclarations de campagne que du fait que les ministres et leurs cabinets ne sont pas tous de bons managers. Quand vos directeurs sont insécurisés, c’est parce qu’ils ne savent pas ce que vous pensez d’eux, soit parce que vous ne le savez pas vous-même, soit parce que cette insécurité entretenue est votre mode de management… 

Un certain nombre de ministres débarquent dans un univers nouveau…
Oui, et cela représente une bonne partie du problème. Tant que l’on retrouvera dans des ministères des ministres et des cabinets qui connaissent approximativement leur sujet, les relations entre le politique et l’administration ne pourront pas être satisfaisantes. Aucune réforme institutionnelle ne permettra de corriger ce péché originel, assez français à ma connaissance : on distribue les postes moins en fonction des compétences acquises dans le passé que des rapports de force politiques du moment. Or on ne peut pas demander à l’administration de compenser un défaut de vision politique. Et on ne peut pas reprocher des actions de contrôle à Matignon s’agissant de ministres et d’équipes qui connaissent mal leurs sujets. Dans la coalition allemande actuelle, vous ne trouverez que des experts de leurs sujets. En France, c’est moins vrai, même si 2017 a marqué un certain retour à la valorisation des compétences, qui a d’ailleurs été critiqué, comme si on pouvait être efficace sans connaître, soi-même ou à travers son équipe, son sujet à fond ! Ce défaut d’attention à la compétence dans les nominations (à la tête des ministères ou dans les cabinets) justifie parfois une forme d’inertie administrative : nommer un ministre et un cabinet maîtrisant mal le sujet constitue l’origine de tous les malentendus qui vont avec. Le politique va solliciter énormément l’administration pour savoir quoi penser. Cette situation crée une surcharge de travail énorme pour l’administration. Le politique ne tranche pas toujours judicieusement avec un risque de changement d’arbitrage en cours de route qu’anticipe souvent l’administration en freinant la mise en œuvre. La compétence ministérielle reste la clé de voûte du fonctionnement de l’État. Pour essayer de répondre au problème, pourquoi ne pas s’inspirer, là aussi, de ce qui se passe dans d’autres grandes démocraties, par exemple en instaurant une audition systématique des ministres par le Parlement ? 

Votre analyse paraît procéder d’une vision assez élitiste de la politique, qui peut heurter une conception plus démocratique du pouvoir…
Je crois au contraire que la compétence professionnelle est le critère le plus démocratique pour sélectionner les personnes qui exercent le pouvoir. La compétence professionnelle peut s’acquérir à tout âge et selon une infinité de parcours de vie. C’est le critère le moins contestable et le plus ouvert à la diversité des origines professionnelles, car il est toujours en mouvement, jamais figé, jamais acquis ou inaccessible, pour personne. Et la compétence est aussi une affaire collective : c’est toujours une équipe qui réussit, et cela requiert des regards complémentaires, voire contradictoires, en tout cas venant d’horizons différents. En bref, la compétence est le contraire du corporatisme et du copinage…

Faut-il diversifier davantage les profils des directeurs d’administration centrale ?
Bien sûr ! Il faut permettre beaucoup plus d’allers-retours entre le privé et le public, c’est une question d’efficacité pour l’État et de respiration pour ses serviteurs ! Il faut des règles pour éviter les conflits d’intérêts, évidemment, mais l’administration a besoin de se nourrir d’expériences du privé pour savoir comment les choses fonctionnent précisément à l’intérieur de la société, et être ainsi en capacité d’édicter des normes correspondant à l’objectif recherché. Sinon, elle fonctionne trop à l’aveugle. Car la manière dont les choses se passent en réalité – dans un secteur, une grande entreprise, une PME, une association, une collectivité, un syndicat –, cela ne s’apprend pas bien dans les livres, ce n’est pas vrai ! On devrait pouvoir trouver dans chaque administration des personnes passées par la société pour aider à comprendre la manière dont les décisions vont s’appliquer, ne serait-ce que pour anticiper les éventuels contournements des acteurs ! Sinon, beaucoup de politiques publiques continueront d’être en partie hors sol, sans que, et c’est tout le malentendu entre l’État et la société, la compétence et le dévouement de ses agents soient en cause.

Malgré les discours politiques, la confiance n’a-t-elle pas du mal à s’établir au sein de l’État ?
Le management par la responsabilité et la confiance est aussi nécessaire et salutaire que long et difficile à mettre en œuvre. C’était déjà le grand principe de la Lolf en 2001. Or la vérité, c’est qu’en vingt ans, la culture administrative a peu évolué sur ce sujet. Par exemple, contrairement à ce que l’on raconte, les directeurs ne sont pas réellement responsables de leurs programmes : pour recruter ou faire bouger une personne, réorganiser un service, ou même utiliser la fongibilité financière pour tenter des choses ou faire des choix de fond, il faut toujours l’autorisation du [ministère du] Budget. Ce sont presque systématiquement des batailles homériques pour faire bouger quelques millions d’une ligne budgétaire à l’autre. Cette énergie énorme dépensée dans les bisbilles internes, c’est de l’énergie en moins consacrée à l’amélioration du service aux citoyens. Si on avait été au bout de la logique de confiance, on aurait supprimé les contrôleurs budgétaires et comptables ministériels (CBCM) dans chaque ministère et on aurait évalué les directeurs a posteriori, sur les résultats uniquement. Mais cela aurait impliqué qu’en cas de dérive du budget, le directeur d’administration centrale ou le ministre quitte ses fonctions. Et c’est là que la résistance revêt un caractère systémique : les ministères se plaignent, souvent à juste titre, de leur infantilisation par le Budget, mais ils sont rarement prêts à assumer les conséquences qui iraient avec une véritable autonomie, c’est-à-dire la démission en cas de dérapage, ou bien l’endossement des économies, au lieu de dire “c’est la faute de Bercy”. Malgré l’exaspération régulière que le mode de fonctionnement actuel provoque, tout le monde a aussi un certain intérêt à ce statu quo malsain d’irresponsabilité assez généralisée. C’est très difficile à changer car on voit bien que c’est un problème de culture, d’autant plus forte qu’elle n’est pas complètement conscientisée. 
Le management par la confiance et la responsabilité, cela suppose de promouvoir la prise de risque, l’autonomie, la relativisation de la norme, l’innovation. Tout notre système administratif, du recrutement aux promotions en passant par le droit, fonctionne à l’inverse de ces principes, même si ce n’est pas explicite. Il me semble que le malaise de beaucoup de fonctionnaires et la baisse de l’attractivité du secteur public viennent aussi de là : chacun sent bien que ce mode de fonctionnement n’est plus adapté ni à l’exigence d’efficacité du service public attendue par les citoyens ni à l’aspiration des agents, mais on n’arrive pas, collectivement, à faire les changements structurels nécessaires pour prendre le sujet à bras-le-corps. Il faudrait sans doute commencer par une réflexion sur les rapports entre l’État et la société au XXIe siècle, qui ont profondément évolué en quarante ans, sans qu’on ait tiré les conséquences de cette évolution, que ce soit pour les agents ou pour les citoyens. 

Propos recueillis par Pierre Laberrondo

Antoine Foucher en quelques dates
2004 Consultant au cabinet de conseil et d’études ECs 
2007 Administrateur au secrétariat de la commission des affaires sociales du Sénat 
2011 Conseiller technique “marché du travail, sécurisation des parcours professionnels” au cabinet du ministre du Travail, de l’Emploi et de la Santé Xavier Bertrand 
2012 Directeur des relations sociales, de l’éducation et de la formation du Mouvement des entreprises de France (Medef) 
2015 Directeur général adjoint chargé des affaires sociales du Medef
2016 Directeur de l’innovation et des relations sociales à la direction des ressources humaines de Schneider Electric France 
2017 Directeur du cabinet de la ministre du Travail Muriel Pénicaud 
2020 Lance l’entreprise de conseil Quintet avec 4 anciens collaborateurs du cabinet de Muriel Pénicaud

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