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Antoine Frérot : “Il est nécessaire de développer des interventions plus hybrides entre mondes public et privé”

Pour Acteurs publics, le président de l’Institut de l’entreprise et P.-D.G. de Veolia observe la prise de conscience naissante de la pertinence d’interventions conjointes entre acteurs publics et privés. Antoine Frérot appelle à davantage de décentralisation et de subsidiarité et pointe les dispositifs qui freinent les mobilités RH entre secteur public et entreprises. « Il y a urgence à agir » en matière de formation et d’apprentissage, souligne-t-il par ailleurs dans cet entretien réalisé avant que ne soient évoquées les mesures de l’exécutif à l'issue du grand débat national.

Les relations entre l’État et les entreprises sont-elles apaisées aujourd’hui, après la mise en place de dispositifs tels que ceux portés par le projet de loi Pacte – « plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises » –, destinés à simplifier la vie administrative des entreprises ?
La loi « Pacte » est une avancée nécessaire. Elle s’inscrit dans une nouvelle vision de l’entreprise qui se développe et qui dépasse la vision actuelle, que je qualifierais d’« actionnariale ». Instaurée dans les années 1970, cette vision actionnariale a atteint ses limites pour au moins deux raisons. D’abord, une partie vraisemblablement majoritaire de la population considère que la richesse créée par les entreprises aujourd’hui ne sert que quelques-uns, pour l’essentiel les actionnaires et les patrons. Le développement de ce sentiment est dangereux et menace la confiance que les citoyens peuvent avoir dans l’économie de marché. L’action des entreprises doit certes porter l’intérêt des actionnaires, mais aussi celui des salariés, des clients, des territoires où elles sont implantées, des générations futures… La deuxième raison tient aux nouveaux enjeux de société : environnement, mondialisation, équilibre des territoires, disparités de revenus, sens donné au travail, etc. Ces problématiques sociétales étaient auparavant appréhendées par la sphère politique et publique qui, désormais, ne peut plus les résoudre seule. Les entreprises sont donc encore plus appelées aujourd’hui à apporter une part de la solution. Leur utilité est plurielle et leurs objectifs multiples.

L’entreprise serait donc au côté de l’État pour intervenir sur le champ sociétal ?
Le champ social et sociétal. La vision actionnariale avait pour unique objectif la création de richesses, les entreprises intervenant par ailleurs et devant respecter ce que la loi ou la réglementation imposait. Désormais, les objectifs sont multiples, parfois contradictoires, et les champs d’intervention sont plus larges, ce qui fait de l’entreprise un objet bien plus complexe que ce qu’elle était voilà quarante ans. Cela suppose de trouver des voies d’abord pour définir ces objectifs pluriels, ensuite pour les articuler et les optimiser en trouvant des modes de gouvernance pertinents. C’est ce que nous appelons l’entreprise post-RSE [l’Institut de l’entreprise a publié fin 2018 l’étude « L’entreprise post-RSE, à la recherche de nouveaux équilibres », ndlr].

Cette intervention renforcée des entreprises au-delà de la seule vision actionnariale que vous évoquez s’explique-t-elle en partie par les moyens de plus en plus contraints dont l’État dispose et par le recul de ses interventions notamment dans les territoires ?
Cette perception que la vision actionnariale est trop étroite progresse depuis une dizaine d’années, notamment parce que certaines parties prenantes de l’entreprise considèrent que l’une d’entre elles, les actionnaires, tire trop « la couverture » à elle par rapport aux intérêts pluriels de l’entreprise. Ceci est indépendant de l’action de l’État qui, en effet, ne parvient pas à résoudre tous les enjeux collectifs que j’évoquais. Je ne pense toutefois pas que ce soit parce qu’il a moins de moyens, mais plutôt parce que les enjeux sont complexes et qu’ils appellent à combiner les capacités d’intervention de l’ensemble des acteurs. Ce n’est pas seulement une question de budgets, mais surtout de coopérations entre différents mondes. Quand on parle formation et employabilité, l’école est évidemment un acteur clé. Mais les employeurs privés le sont tout autant, particulièrement auprès de ceux que l’école ne parvient pas à « brancher » sur l’acquisition de compétences. En matière d’environnement, les entreprises ont forcément un rôle à jouer pour produire de manière plus harmonieuse et respectueuse des ressources naturelles. Autant d’enjeux pour lesquels d’autres organisations collectives doivent intervenir : les collectivités, les syndicats, les associations…

Mais acteurs publics et acteurs privés sont-ils prêts à travailler de concert ? Longtemps, on a reproché aux administrations d’être autocentrées. Et les chefs d’entreprise ne sont certainement pas tous désireux de dépasser la vision actionnariale…
Nous sommes au tout début d’une prise de conscience de la nécessité d’interventions plus hybrides des différents mondes. Je ne suis pas certain que la vision élargie de l’entreprise que j’évoque soit majoritaire au sein des patrons et, côté administrations, un travail de pédagogie paraît toujours nécessaire. Mais par rapport à ce que c’était voilà encore trois ans, je trouve qu’on progresse assez vite. Le rapport de Nicole Notat et Jean-Dominique Senard est un beau symbole de cette évolution vers une coconstruction entre privé et public [l’ancienne secrétaire générale de la CFDT et l’ancien président du groupe Michelin sont les auteurs du rapport « Entreprise et intérêt général », ndlr]. Le projet de loi Pacte qui en est issu va donc dans le bon sens, même s’il n’a pas repris entièrement les propositions du rapport. C’est un work in progress qui convainc chaque jour un peu plus de monde.

Le constat que l’État doit clarifier ses missions et trancher entre ce qu’il peut assumer et ce qu’il doit confier à d’autres acteurs est déjà ancien. Au-delà de la question des synergies, les entreprises sont-elles capables aujourd’hui d’assumer davantage de missions à la place de l’État ?
Prenez l’exemple de Veolia, que je connais le mieux : les délégations de service public (DSP) représentent ses premières interventions. La DSP, c’est l’exécution d’un service public défini par le monde politique et ses élus. Car il faut bien distinguer l’exécution et la définition du service public : je ne suis pas de ceux qui estiment que les entreprises doivent prendre le relais de la puissance publique pour définir la vie collective. Ce constat est indépendant de la question des moyens de l’État : ce n’est pas seulement parce qu’il dispose de ressources plus limitées qu’auparavant qu’il doit s’interroger sur les missions qu’il doit ou non exercer. La question principale doit être celle de l’efficacité : quel acteur sera-t-il le plus efficace pour assumer telle mission ? Les entreprises ont revu leur management pour maximiser le nombre de tâches qui peuvent être décidées et exécutées au plus près du terrain : il ne s’agit pas là d’une question de moyens, mais bien d’efficacité. Et au plus près du terrain, il faut se poser la question des tâches consubstantielles à la raison d’être de l’État et de celles qui pourraient être mieux exercées par d’autres : collectivités territoriales, entreprises, associations, etc. 

Comment expliquez-vous que cette question de la clarification des interventions de l’État se pose depuis des années sans que les choses n’avancent réellement ?
Dans le fameux grand débat aujourd’hui d’actualité, la question de la décentralisation est posée. Pourquoi ne pas s’en saisir ? Certains de nos voisins européens sont plus avancés en matière de décentralisation. En Allemagne, les Länder disposent par exemple d’une marge de manœuvre sur les programmes scolaires. La répartition des compétences s’organise également différemment selon les territoires en Italie ou aux États-Unis. L’articulation entre ce qui est décidé au niveau national et au niveau local doit être un questionnement permanent et concret.

Des binômes députés-chefs d’entreprise ont œuvré en amont du texte de la loi Pacte. Cette méthode doit-elle être généralisée pour les textes réglementaires qui concernent les entreprises ?
Ce n’est pas tout à fait nouveau : le législateur a toujours consulté. Mais consulter n’est pas coconstruire. Des parlementaires viennent aujourd’hui du monde de l’économie et sont de fait sans doute plus sensibles aux enjeux que ceux qui n’ont jamais exercé au sein de l’entreprise dans leur vie professionnelle. Ils ont une autre compréhension des choses et portent la volonté de décloisonner les mondes politique, administratif et économique. C’est une progression très claire.

La modification du code civil et du code du commerce instaurée par la loi Pacte pour renforcer la prise en compte des enjeux notamment sociaux et environnementaux dans la stratégie des entreprises était-elle pour autant nécessaire ?
Oui, parce que la loi ne doit pas seulement être une série d’interdits et de punitions lorsque ces interdits sont transgressés. Ce doit aussi être l’occasion pour la société de préciser la vision qu’elle a d’elle-même. Le mot « entreprise » n’apparaissait pas dans la loi et le projet collectif multi-parties prenantes n’était pas évoqué. Il était donc pertinent qu’il y figure dans la pierre angulaire de notre droit qu’est le code civil. La loi Pacte définit la notion de raison d’être des entreprises et ce en quoi elles peuvent être utiles. Longtemps, la vision actionnariale a poussé l’idée qu’une entreprise est utile parce qu’elle est prospère. Je pense au contraire qu’une entreprise est prospère parce qu’elle est utile. Chaque entreprise doit s’appuyer sur la définition de son utilité comme boussole pour définir sa stratégie : sa raison d’être est donc sa ligne d’horizon. De cela découlera un mode de gouvernance pouvant arbitrer lorsque les enjeux portés par les différentes parties prenantes ne sont pas compatibles. La modification du code civil voulue par le gouvernement ouvre donc la porte vers une nouvelle vision de l’entreprise. Le texte ne bouleversera pas le capitalisme, mais il appelle à réfléchir pour le faire évoluer.

Comment rendre cette réflexion plus opérationnelle ?
Il faut en effet se pencher sur la manière de rendre concrète une entreprise post-RSE, ou entreprise de performance globale. Il s’agit d’abord de définir ses critères de performance. Il est facile de mesurer la performance d’une entreprise dont le seul objectif est la création de richesse. C’est plus compliqué quand cette performance appréhende différentes dimensions. Il faut donc définir des angles de performance économique, sociale, environnementale, sociétale… Si un consensus s’opère sur la nécessité d’une vision plus large de l’entreprise, alors un consensus pourra également voir le jour sur la manière d’y parvenir.

Certains appellent à mesurer la croissance d’un pays sur des critères autres que purement économiques, comme le CESE et France Stratégie, qui avaient élaboré 10 indicateurs complémentaires du PIB prenant en compte toutes les dimensions du développement. Ces critères peuvent-ils se rejoindre en partie entre puissance publique et entreprises, même si les finalités sont forcément distinctes ?
Mesurer l’enrichissement d’une nation en s’appuyant sur des notions d’éducation, de santé publique et de progrès est pertinent, et les questionnements sont en effet les mêmes que pour l’entreprise privée : au-delà de leurs définitions, comment agréger et arbitrer entre ces critères ? Par ailleurs, cet arbitrage ne pourra pas être univoque ni rigide dans le temps : tel critère prendra le pas sur tel autre selon les désirs du collectif national et selon l’avancée et les progrès des politiques publiques en jeu. C’est évidemment beaucoup plus compliqué que de mesurer le PIB d’un État, comme de mesurer la seule richesse économique produite par une entreprise.

La sphère publique travaille depuis quelques années à se doter d’une véritable gestion des ressources humaines (GRH), avec la volonté de dépasser une gestion purement administrative et statutaire des personnels pour proposer aux agents des parcours professionnels individualisés et décentraliser la gestion d’équipes au plus près du terrain. L’État aurait-il intérêt à regarder la manière dont sont gérés les salariés des grandes entreprises ?
Une organisation trop pyramidale et hiérarchisée, que les entreprises ont connue au début du XXe siècle avec le taylorisme, conduit forcément à un plafonnement de la performance globale. Les entreprises se sont donc réformées pour dépasser cette limite. Elles ont été amenées à se poser certaines questions avant les administrations publiques, particulièrement sur le niveau de décentralisation et de subsidiarité, et sur l’articulation entre ce que l’on laisse au plus près du terrain et ce que l’on pilote de manière collective. De leur côté, les entreprises peuvent s’inspirer de la sphère publique dans le fait de se projeter dans une réalisation et dans un succès collectifs. Les deux peuvent trouver à prendre dans le meilleur de l’autre. Cette question de la décentralisation est transverse, elle se pose de manière globalement similaire pour les sphères publique et privée.

Le gouvernement entend favoriser les mobilités RH entre les deux secteurs pour le top management, mais aujourd’hui, la passerelle ne fonctionne que dans le sens du public vers le privé. Comment expliquez-vous ce constat récurrent ?
Cette muraille entre les deux mondes limite énormément leur performance. Et c’est de pire en pire : les haies installées freinent les mobilités. Elles découragent ceux qui veulent tenter le coup et on se prive ainsi d’opportunités de pouvoir davantage hybrider et importer des manières de faire, des expériences. C’est sclérosant, on perd des occasions de progresser. Avec l’Institut des hautes études de l’entreprise, nous travaillons, au sein de l’Institut de l’entreprise, à une meilleure compréhension des enjeux du secteur privé et à favoriser les parcours public-privé. Pour cela, il faut lever la cause principale qui bloque les parcours public-privé : la suspicion. La suspicion que quelqu’un qui part du privé pour s’occuper d’affaires publiques va le faire dans son intérêt personnel, et vice et versa s’il part du public pour rejoindre une entreprise. La suspicion est le fruit de la défiance, avec l’idée qu’un individu faisant jouer une mobilité ne tire pas sa satisfaction dans le succès collectif et dans l’intérêt général, mais bien de son seul intérêt personnel. C’est une idée à casser !

Vous évoquez des « haies » qui freinent les mobilités. Les dispositifs récents en matière de déontologie visent à mieux encadrer ces mobilités pour les sécuriser. Pourquoi seraient-ils pénalisants ?
Élever des murs ne facilite pas les échanges ni les mobilités. Le mur de Monsieur Trump [que le Président américain veut ériger à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, ndlr], pour prendre une image parlante, ne va pas aider à la bonne entente des deux peuples… Ceux qui voudraient faire jouer une mobilité aujourd’hui hésitent, en se disant que s’ils viennent travailler dans le public, ils pourront difficilement retourner dans le privé du fait notamment de l’attente imposée – trois ans, cinq ans… – avant d’exercer des missions similaires. Je constate que les solutions mises en œuvre ne contribuent pas aux mobilités.

La région des Hauts-de-France et l’Institut de l’entreprise ont mis en place un partenariat visant à valoriser l’apprentissage comme voie d’excellence. Le développement de l’apprentissage, qui suppose l’intervention d’acteurs publics et privés, est-il l’une des solutions contre le chômage de masse ?
L’apprentissage est un bon exemple de collaboration et d’hybridation entre monde privé et monde public. Notre école n’arrive hélas pas à répondre aux attentes de 15 à 20 % de chaque classe d’âge, qui sortent du système scolaire sans diplôme. Avant, celle ou celui qui sortait de l’école sans diplôme parvenait à trouver un travail. Aujourd’hui, c’est pratiquement impossible et des millions de jeunes se trouvent à la marge. C’est une bombe à retardement pour notre pays ! Il est grand temps d’investir des solutions alternatives, parmi lesquelles la formation en alternance, dont l’apprentissage. Les Britanniques l’ont bien compris qui, en quelques années, ont investi massivement sur cette politique avec des résultats probants. Le développement de l’apprentissage suppose une organisation, des moyens financiers, mais surtout une coopération entre différentes parties prenantes : les entreprises, l’éducation nationale et les acteurs de la puissance publique locale. C’est ce que nous voulons démontrer avec cette initiative menée avec la région Hauts-de-France. Il s’agit d’abord de lever certaines réticences, de mieux adapter les formations et de dépasser l’idée reçue selon laquelle celui qui s’engage dans une voie professionnelle ne pourrait plus jamais en changer. Les entreprises sont prêtes à se lancer, mais elles ne pourront pas le faire seules. Veolia, par exemple, recrute et forme la majorité de ses nouveaux collaborateurs par l’apprentissage. C’est une solution très concrète et opérationnelle. Et il y a urgence à agir.

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Club des acteurs publics

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