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Catherine Sueur : “Le mythe de l’inspection des Finances est toujours très fort”

La cheffe du service de l’inspection générale des Finances (IGF) revient sur les priorités de son service, concerné par la fonctionnalisation des grands corps de l’État découlant de la réforme de la haute fonction publique. “À une « certaine indépendance », l’Inspection continuera de préférer - et de pratiquer ! – une indépendance certaine”, assure-t-elle.

Vous avez été nommée à la tête de l’inspection générale des Finances (IGF) en mai 2022, en remplacement de Marie-Christine Lepetit, qui était en poste depuis dix ans. Quelle pourrait être la “Sueur Touch” ?
L’IGF est un service qui occupe depuis deux cents ans une place bien particulière au sein de la République, indépendamment de son ou sa cheffe. Avec Marie-Christine Lepetit, nous avons pour point commun une volonté forte de maintenir l’excellence de l’inspection générale des Finances et la qualité de ses rapports. La réactivité de l’Inspection, la rigueur de nos méthodes et la discrétion attachée à nos travaux nous ont toujours garanti la confiance de nos commanditaires. De l’impact de l’inflation sur les prix de l’alimentaire à la politique nationale en matière de biodiversité, en passant par les contrôles d’Ehpad et l’évolution des systèmes d’information dans l’État, nous continuons de montrer que nous sommes capables de traiter une grande diversité de sujets.

Quelles sont les priorités de l’IGF ?
À titre personnel, j’ai à cœur de mettre l’accent sur deux aspects qui me semblent primordiaux aujourd’hui. D’une part, repenser l’attractivité de l’IGF et préciser la “promesse employeur” : que fait-on à l’IGF ? Pourquoi nous rejoindre ? Quelles compétences on y acquiert ? Que fait-on après ? Je constate, depuis mon arrivée, que le mythe de l’Inspection est toujours très fort et qu’il séduit les nouvelles générations qui cherchent du sens dans leur action et qui sont attirées par le caractère concret, directement opérationnel et applicable de nos travaux. Mais nos méthodes, la variété et l’étendue de nos missions, de même que notre ambiance de travail sont souvent mal connues, et ce sont des questions essentielles désormais pour les jeunes qui souhaitent s’engager dans le service public. C’est la raison pour laquelle je souhaite accroître encore le rayonnement de l’IGF. D’autre part, renforcer la diversité des profils qui rejoignent l’IGF est l’un des objectifs majeurs de la réforme de la haute fonction publique, mais nous y reviendrons certainement.

Comment imaginez-vous le rôle et la place de l’IGF dans dix ans ?
Dans dix ans, l’IGF sera toujours ce service si spécifique qui produit à la fois des rapports de grande qualité, fondés sur des constats précis et rigoureux, et qui forme également des inspectrices et des inspecteurs des finances : après une période de quatre ans à l’IGF, ils rejoignent des administrations, des opérateurs, des collectivités locales, etc. La fonctionnalisation de l’IGF ne doit pas changer cela : je ne crois pas aux inspections où l’on reste trop longtemps ; il est essentiel de se confronter au réel et d’alterner des périodes à l’Inspection et des postes dans des administrations ou des opérateurs. Dans dix ans, on continuera à appeler la cheffe ou le chef du service pour lui dire “j’ai besoin d’une inspectrice ou d’un inspecteur pour… un poste de sous-directeur, de conseiller en cabinet ministériel, de directeur financier dans un opérateur, de dirigeant d’un établissement public, etc.” Et finalement, dans dix ans, j’imagine que l’IGF sera toujours un service d’excellence.

La montée en puissance de thèmes comme la transition écologique et les soutenabilités en général impacte-t-elle vos travaux, vos méthodes ? Comment intégrez-vous ces thématiques ?
Le gouvernement a fait de la transition écologique une priorité et cela a bien évidemment des incidences sur l’IGF. De trois façons : premièrement, nous menons de nombreuses missions sur ce sujet, par exemple sur l’évaluation de la stratégie nationale de biodiversité ou des impacts macroéconomiques de la transition écologique (deux rapports ont été publiés récemment). Deuxièmement, les inspectrices et inspecteurs doivent être toutes et tous formé(e)s à ces problématiques. Nous mettons en place un cycle de formation à l’IGF : fresque du climat, interventions régulières de grands témoins, etc. Troisièmement, de la même façon que, sur chacun de nos rapports, nous avons un regard sur les questions de finance et de gestion publiques, nous devons analyser les politiques publiques avec le prisme de la transition écologique, y compris dans les missions de contrôle. L’IGF est donc aujourd’hui capable de proposer des analyses très complètes, qui prennent en compte la soutenabilité financière et écologique des politiques publiques. À cet égard, les revues de dépenses récemment lancées par le gouvernement nous demanderont de prendre en considération ce double prisme.

L’IGF a placé les objectifs de transition au cœur de sa stratégie.

Les jeunes générations sont, elles aussi, sensibles à la prise en compte de l’impératif environnemental dans la stratégie de leur employeur...
Tout à fait, et elles ont bien raison ! Nous avons une vraie responsabilité en la matière en tant qu’employeur. L’IGF a placé les objectifs de transition au cœur de sa stratégie, que ce soit au niveau “macro” des préconisations que nous formulons pour l’action de l’État, mais également à un niveau “infra”, dans nos méthodes de travail au niveau du service. Sur le plan de la formation aux enjeux, les élèves de l’Institut national du service public et ceux des écoles d’ingénieurs ou de commerce bénéficient déjà en amont de ce type de formation. Nous renforçons et mettons à jour ces connaissances, en conviant de grands témoins notamment : Jean-Marc Jancovici, Christine Goubet-Milhaud [haute fonctionnaire, ancienne cadre d’EDF et actuellement présidente de l’Union française de l’électricité, ndlr], etc. À l’Inspection, nous avons la chance de compter dans nos équipes des inspectrices ou inspecteurs généraux qui disposent à la fois de compétences dans certains secteurs (transport, logement, agriculture, par exemple), mais qui sont également particulièrement sensibilisés à la transition écologique. Les hauts fonctionnaires sont beaucoup plus adaptables que certains ne l’imaginent. Enfin, la méthode de l’inspection générale des Finances nous permet de monter en compétences rapidement sur ces sujets dès lors que notre métier est justement d’aller rencontrer des experts, des acteurs des politiques publiques, des parties prenantes, qu’elles soient à Paris ou sur le terrain : c’est un fonctionnement de nature à nous faire progresser sur ces sujets-là.

Quels sont à vos yeux les enjeux de la mise en place de la réforme de la haute fonction publique à l’IGF ?
L’attractivité et le recrutement des talents. Nous devons continuer à recruter des inspectrices et inspecteurs qui disposent de réelles qualités : connaissance du secteur public bien sûr, mais surtout une curiosité intellectuelle et une rigueur. L’un des objectifs de la réforme est justement d’accroître la diversité de la haute fonction publique et je souhaite que nous y soyons particulièrement attentifs à l’IGF. Et en particulier sur la féminisation et le respect des objectifs de 45 % de nominations de femmes : c’est la raison pour laquelle je lance le réseau des inspectrices des finances, Women@IGF ! Nous nous réunirons très prochainement pour échanger mais également lutter contre certains stéréotypes : il y a encore trop de femmes qui n’osent pas candidater dans un service comme l’IGF.

Quels sont les enjeux en matière de construction des parcours professionnels ?
Nous faisons face à cet enjeu qui concerne l’ensemble de la haute fonction publique. Il s’agit de mieux accompagner les hauts fonctionnaires dans l’acquisition de compétences, qu’il s’agisse de compétences “en dur” (par exemple budgétaires, d’analyse financière, etc.) mais également de soft skills (capacités managériales notamment). C’est tout l’enjeu de la Diese [la délégation interministérielle à l’encadrement supérieur de l’État, créée par la réforme de la haute fonction publique, ndlr], qui doit désormais créer une véritable GRH de la haute fonction publique. À cet égard, la promotion de la mobilité, utile et nécessaire, dans des postes variés (des postes “métiers” comme des fonctions support), doit s’accompagner d’une vraie réflexion sur la durée nécessaire en poste pour acquérir ces compétences.

Qu’en est-il de la “tournée”, qui regroupe l’effectif “junior” du service ?
S’agissant de l’IGF, je souhaite que les inspectrices et inspecteurs restent quatre ans à la “tournée” : c’est indispensable pour que le service comprenne des expertises solides et des inspectrices et inspecteurs en situation d’encadrer des missions. Je suis également toujours ravie d’accueillir des inspecteurs qui sont partis faire un bout de chemin ailleurs et qui reviennent mettre au profit du service ce qu’ils ont appris, et j’ai à cœur de maintenir cette possibilité.

Une écrasante majorité des membres du corps des inspecteurs des finances devraient opter pour un maintien dans leur statut actuel plutôt que rejoindre le nouveau corps des administrateurs de l’État. Et vous, que ferez-vous ?
Je l’ai dit aux inspectrices et aux inspecteurs : cette question relève d’un choix individuel et en tant que cheffe de corps, je serai d’une absolue neutralité. Quels que soient les choix des uns et des autres, ils continueront de travailler au service de l’évaluation des politiques publiques. Le droit d’option a été ouvert au 1er janvier et court jusqu’au 31 décembre prochain. Les travaux sur les régimes indemnitaires ne sont pas encore finalisés. Nous avons encore du temps devant nous pour nous prononcer.

La réforme rebat les cartes de la concurrence en matière de recrutement : le Conseil d’État et la Cour des comptes ne seront plus vos concurrents directs. Qui seront, demain, vos concurrents ?
Nous n’étions pas, à proprement parler, en concurrence, même à la sortie de l’ENA. Les métiers sont différents, les méthodes ne sont pas les mêmes, tout comme le positionnement et la culture. Il s’agit de juridictions alors que nous sommes un service à la disposition du gouvernement. Nous ne nous sommes jamais vécus en situation de concurrence.

Le système était critiqué en ce qu’il poussait les élèves de l’ENA à opter pour des choix davantage guidés par des considérations de carrière que de métiers...
J’ai envie de vous dire que la question n’est désormais plus celle-là. La nouvelle politique RH pour les hauts fonctionnaires, qui se met en place, met l’accent sur la gestion des profils et compétences. Que recherchons-nous ? Nous recherchons de grandes capacités de rigueur et d’adaptation, des passionné(e)s des politiques publiques et des profils désireux d’aller au contact des services et des agents publics sur le terrain, dans les départements, dans des opérateurs, etc. Nous cherchons des hauts fonctionnaires et des contractuels motivés et à fort potentiel.

Comptez-vous établir des partenariats avec des directions de Bercy comme le Budget ou le Trésor pour imaginer des parcours cohérents et éviter les pièges de la concurrence ?
Nous développons une réflexion à deux niveaux. D’une part, nous diffusons largement nos appels à candidatures pour accroître encore la diversité de nos recrutements : lors de l’appel à candidatures pour les postes d’inspectrices et d’inspecteurs des finances publié à l’autonome dernier, nous avons fait part de cette publication auprès de l’ensemble des secrétaires généraux des ministères, des associations des administrateurs territoriaux, de la magistrature, du centre de gestion de la fonction publique hospitalière, etc. Nous avons également organisé un webinaire pour nous présenter. D’autre part, nous réfléchissons aux parcours des hauts fonctionnaires. C’est une réflexion que nous menons avec la Diese, mais également au sein de Bercy : nous travaillons effectivement avec le secrétariat général au développement de parcours avec les principales directions, et pas seulement avec la direction du budget ou le Trésor, mais également, par exemple, avec la direction générale des finances publiques, la douane, ou l’Agence des participations de l’État. L’essentiel est de permettre aux jeunes qui font le choix du service public de pouvoir construire des carrières qui ont du sens, au cœur de l’opérationnel et de l’action publique.

Vous recrutiez au tour extérieur une partie de vos inspecteurs. Que change la fin du corps ?
Le tour extérieur permettait d’offrir une promotion interne à des agents de catégorie A, comme des inspecteurs principaux des finances publiques ou des attachés principaux. La réforme a supprimé cette possibilité. C’est l’un de mes projets pour 2023 et c’est essentiel : retrouver des moyens de participer à la promotion interne, qui est d’ailleurs dans les “gènes” de l’IGF car ce type de recrutement a toujours existé. Cela participe à la diversité des profils et des parcours des inspectrices et inspecteurs des finances.

Quand on parle de marque, on parle aussi de valeurs. Quelles sont les valeurs de l’IGF ?
En premier lieu, je citerais l’excellence, la rigueur, le sens de l’intérêt général et une grande ouverture d’esprit. On constitue un service assez unique dans l’État, où l’on travaille sur les questions économiques, sociales, écologiques… et même sportives récemment ! Nos missions durent en moyenne trois ou quatre mois, ce qui pousse les inspecteurs à se plonger rapidement dans des nouveaux univers pour trouver des solutions à des problèmes complexes. Il faut alors faire preuve d’une capacité à “sortir de la boîte”, à retourner la question et à la regarder sous des angles différents et innovants. En second lieu, j’insisterais sur notre volonté très forte d’être collés au terrain. Je suis fermement convaincue que les questions ne se résolvent qu’en comprenant les problèmes sur place et en échangeant avec les personnes concernées dans leur environnement. Les déplacements sur le terrain sont aussi l’une de nos caractéristiques fortes. J’y suis personnellement très attachée et j’incite toujours les missions à faire un déplacement de plus. Sur une mission classique, nous allons rencontrer une centaine de personnes, depuis les cabinets ministériels jusqu’aux agents de catégorie C dans une préfecture ou une direction départementale. L’action publique doit encore s’enrichir du ressenti des agents et des citoyens à tous les niveaux de la chaîne.

L’image de l’IGF reste associée à une tradition de pantouflages dans le privé, et notamment dans le monde de la banque, depuis les années 1980. Cette image vous gêne-t-elle ?
Lorsque l’on regarde la majorité des inspectrices et des inspecteurs, on s’aperçoit qu’ils travaillent dans le service public. Cependant, il est vrai qu’un certain nombre d’anciens membres de l’IGF travaillent dans le privé. Il est important de rappeler pourquoi : les années 1980 ont marqué un changement de la relation entre l’État et le secteur bancaire, notamment dans le cadre des privatisations. La question, aujourd’hui, est double : d’une part, y a-t-il un intérêt à ce que les responsables publics et privés connaissent l’autre secteur et, d’autre part, les passages dans le privé entraînent-ils un risque déontologique ? Sur cette deuxième question, les règles déontologiques contrôlées par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique ont posé un cadre permettant des allers-retours entre le secteur public et le secteur privé et, disons-le, le plus souvent des allers simples. Sur la première question, je considère aussi qu’il n’est pas inintéressant que des dirigeants du privé connaissent bien l’État, et vice et versa. D’ailleurs, j’ai moi-même fait des allers-retours puisque je suis partie à deux reprises travailler dans une entreprise [au Monde en 2011 puis à Télérama en 2018, ndlr] et à chaque fois, je suis revenue !

Le recours par l’État aux cabinets de conseil privés a fait l’objet de nombreuses critiques depuis deux ans, ce qui a poussé le gouvernement à une réinternalisation. Ce changement affecte-t-il aussi les inspections, parfois en situation de concurrence avec ces cabinets de conseil ?
Bien sûr ! Une circulaire de janvier 2022 du Premier ministre demande de réinternaliser les prestations intellectuelles qui correspondent à des besoins permanents ou réguliers des administrations. C’est très clairement une opportunité pour nous. Le gouvernement a exprimé de manière très claire sa volonté de confier à l’administration davantage de missions de réflexion stratégique. L’IGF est parfaitement à même de répondre à cette demande : nos méthodes sont éprouvées et nous connaissons parfaitement l’administration. Nos missions ­d’évaluation comportent déjà, dans la grande majorité des cas, une part de conseil. Nous aurons, je pense, davantage de missions à mener, et ce sera pour nous l’opportunité de développer, par exemple, nos missions de benchmark ou celles qui recourent encore davantage à notre pôle “Science des données”. Nous disposons, en effet, de data scientists dont la contribution à nos missions est aujourd’hui essentielle, tant l’analyse de données permet de conforter des constats et d’apporter des éclairages nouveaux. Le nombre de missions dépend enfin du niveau de nos effectifs : nous effectuerons davantage de missions si nous sommes plus nombreux. C’est une discussion en cours !

À horizon de cinq à six ans, le service sera sans doute composé principalement d’inspectrices et d’inspecteurs en détachement.

Comment analysez-vous ce retour de balancier, du moins dans les intentions affichées ? Le recours aux cabinets privés procédait-il selon vous de l’idéologie, de la critique d’un certain conservatisme, ou d’un acte de défiance vis-à-vis de ­l’administration ?
Je pense que le recours aux cabinets de conseil s’expliquait de différentes manières : des besoins urgents – et cela a notamment été le cas dans le cadre de la crise sanitaire – de compétences parfois absentes dans l’administration, notamment dans les systèmes d’information, ou la réingénierie de processus. La réingénierie des processus ne fait pas partie de notre cœur de métier, qui reste l’évaluation. Il existe cependant une différence majeure entre un cabinet de conseil privé et un service d’inspection : l’indépendance. L’administration reste un client du cabinet de conseil : le cabinet réalisera ce que l’administration lui demandera de faire. Une attitude que n’adopteront jamais les services d’inspection.

Les cabinets ont coutume de répondre que la valeur de leur marque dépend d’abord de leur crédibilité et donc d’une certaine indépendance vis-à-vis du client, quel qu’il soit...
À une “certaine indépendance”, l’Inspection continuera de préférer – et de pratiquer ! – une indépendance certaine.

L’IGF, c’est une somme de compétences : conseil, vérification, mission flash, audit interne, etc. La fonctionnalisation, qui introduit une notion de temps plus court, va-t-elle modifier la culture de ces ­compétences ? À quel horizon le service sera-t-il composé en majorité d’inspecteurs en détachement ?
Je pense que cela arrivera assez vite car nous avons un turn-over très important. Comme je vous l’expliquais, je souhaite que les inspectrices et inspecteurs restent quatre ans à l’IGF ; donc à horizon de cinq à six ans, le service sera sans doute composé principalement d’inspectrices et d’inspecteurs en détachement. En revanche, sur la question des compétences, nous ne transigerons jamais. Il n’y aura pas de différence d’exercice entre emploi fonctionnel et emploi du corps. Ici, nous exerçons des fonctions d’inspectrices et d’inspecteurs des finances selon notre méthode. Cet état d’esprit ne changera pas. Les inspectrices et inspecteurs continueront de signer leurs rapports et de les assumer. Je serai attentive à ce que les garanties d’indépendance obtenues dans le cadre de la réforme soient pleinement appliquées.

Du point de vue de l’indépendance, la fonctionnalisation ne fragiliserait-elle pas les inspections dans l’hypothèse d’un pouvoir peu républicain en quête de “réinformation”, de “post-vérité”, et désireux de faire légitimer ses choix politiques par des institutions administratives pourvues d’une autorité intellectuelle ?
C’est une vraie question. Pour y répondre, la réforme a prévu plusieurs leviers. D’abord, le statut du chef de service nommé pour cinq ans, qui ne peut pas être démis de ses fonctions. Ensuite, à l’IGF, nous avons aussi introduit une nouveauté dans notre décret d’organisation : dans le rapport annuel d’activité, les inspecteurs généraux pourront dresser un état des lieux public sur l’indépendance et d’éventuelles atteintes. Enfin, il faut aussi rappeler un élément de contexte important : si le système est désormais fonctionnalisé, il n’en demeure pas moins qu’il s’inscrit dans une haute fonction publique de carrière, c’est-à-dire que les agents ont, pour la plupart d’entre eux, un statut de fonctionnaires qui garantit un engagement durable pour le service de l’État.

Dans un système entièrement fonctionnalisé où chaque emploi est assorti d’une durée de fonction, l’agent doit nécessairement anticiper la fin de son détachement et peut s’interroger sur l’opportunité de déplaire à ses tutelles politiques ou à telle ou telle administration puissante…
Ce sera l’un des enjeux de la réalité de la mise en œuvre de la réforme. Nous nous rendrons compte à l’épreuve des faits à quel point, à quel moment une inspectrice ou un inspecteur ne parviendra pas à aller au bout de son raisonnement et à assumer une opinion et des préconisations sur tel ou tel sujet. J’espère que le service de l’IGF, assis sur un collectif, pourvu d’une marque solide et porteuse de valeurs fortes, pourra faire en sorte que la liberté de plume, clé de voûte de notre indépendance, soit toujours garantie. Par ailleurs, je l’ai dit dès mon arrivée : dans ma feuille de route, l’accompagnement des carrières est très important. Si nous arrivons à démontrer, demain, que rebondir après un passage à l’Inspection reste aussi aisé qu’aujourd’hui, alors les inspectrices et inspecteurs seront tranquillisés.

Quel est votre ressenti à ce sujet, alors que la réforme est à peine entrée en vigueur ?
La réforme est enclenchée depuis un an et demi et mon téléphone sonne toujours autant quand telle ou telle institution souhaite recruter une inspectrice ou un inspecteur des finances ! La question des parcours des inspectrices et des inspecteurs et de leur poste à la sortie de l’IGF est d’autant plus importante que les pratiques et les aspirations évoluent vite. Aujourd’hui, un jeune haut fonctionnaire commence à réfléchir à son prochain poste au bout de dix-huit mois, quelle que soit son administration d’appartenance ! L’enjeu, pour moi, est donc de faire en sorte qu’un passage à l’IGF soit le plus riche possible. Je suis confiante car on travaille sur des sujets très différents, à l’IGF. À cet égard, je reste très attachée à l’idée que les inspectrices et inspecteurs ne se spécialisent pas trop, ce qui n’est pas le cas dans toutes les inspections.

Dans le rapport annuel d’activité, les inspecteurs généraux pourront dresser un état des lieux public sur l’indépendance et d’éventuelles atteintes.

L’évolution de la stratégie de la Cour des comptes, notamment avec la montée en puissance de missions plus courtes et ciblées, vous place-t-elle en concurrence ou a contrario, la nature différente des commanditaires vous en préserve-t-elle ?
La Cour des comptes occupe une place très importante dans notre système institutionnel de contrôle, a posteriori de l’action publique. Elle ne s’inscrit pas dans les mêmes contraintes temporelles. Les “missions flashes” de la Cour ont une durée qui se rapproche de celle des missions “traditionnelles” de l’IGF, soit trois ou quatre mois. Nos missions flashes sont substantiellement plus rapides ! Elles répondent à des urgences, du type impact de l’inflation, guerre en Ukraine ou crise Covid. Je relève deux différences avec la Cour. D’abord le ­commanditaire. Nous répondons à des commandes de l’exécutif et nous nous inscrivons dans ce temps-là, alors que la Cour en est indépendante. Dans un autre registre, les inspectrices et inspecteurs signent nommément leurs rapports là où la Cour se situe dans une approche collégiale. Les inspectrices et inspecteurs endossent leurs travaux, les signent et les présentent aux commanditaires. Il existera toujours cette différence de nature. La Cour a vocation à éclairer les citoyens et le Parlement : l’Inspection doit avant tout éclairer le gouvernement.

La Cour des comptes promet, depuis le 1er janvier, la publication de 100 % de ses rapports, “sauf exception”...
Faut-il publier 100 % des rapports ? Je n’en suis pas sûre ! Pour nous, la question ne se pose pas en ces termes, puisque l’opportunité et le calendrier de publication de nos travaux sont à la discrétion du gouvernement. Et puis il faut reconnaître que vous n’écrivez pas de la même manière un rapport dont vous savez qu’il sera publié et un rapport confidentiel. On retrouve bien ici la différence de fonctions entre l’Inspection et la Cour.

L’époque est à la transparence, une demande forte dans la société. La Commission d’accès aux documents administratifs et, derrière, les juridictions administratives ont d’ailleurs entrepris une libéralisation de la jurisprudence. Comment les inspections vont-elles appréhender ce phénomène ?
Nous observons une hausse des demandes de la Cada [la Commission d’accès aux documents administratifs, ndlr]. Mais allons plus loin ! Le sujet est le suivant : comment faire en sorte que les citoyens se reconnaissent dans le service public et les politiques menées, comment recréer du lien. D’où mon attachement à ce que nos rapports collent aux réalités du terrain, que les missions se déplacent le plus possible et ne donnent pas le sentiment d’une vision parisienne des problématiques. Par leurs méthodes, les inspections générales contribuent donc à faire vivre ce lien. On y répond en expliquant mieux les politiques publiques et en allant à la rencontre des agents publics.

En matière de positionnements ministériel et interministériel, entendez-vous impulser des changements ?
L’IGF réalise aujourd’hui un tiers de ses missions pour le compte de Bercy, le reste portant sur l’interministériel. Il s’agit, je crois, d’un bon équilibre. L’ancrage à Bercy reste important et il est, dans le même temps, normal que le gouvernement dans son ensemble puisse faire appel à nous.

Sur des sujets très transversaux et culturels, comme le numérique ou les ressources humaines, l’État n’aurait-il pas intérêt à concentrer l’expertise des différentes inspections pour une montée en compétences et des travaux plus impactants ?
Le numérique et les ressources humaines constituent des priorités absolues pour l’IGF. Je suis passée par le secteur privé et j’ai été étonnée par un certain décrochage de l’administration sur le numérique, à la fois dans la prise de conscience de l’enjeu et le retard dans les chantiers. Il y a eu des succès comme Impots.gouv.fr ou FranceConnect, mais un choc reste nécessaire pour mettre l’administration au niveau, en commençant d’ailleurs par les outils de travail. Il faut travailler dans de nombreuses dimensions, et notamment sur les modalités de recrutement et la marque employeur. Pour répondre à votre question, je ne suis pas sûre que la solution vienne d’un regroupement des expertises dans les inspections. Il existe toujours, dans l’administration, un mythe du regroupement des compétences, or les sujets restent différents entre les systèmes d’information de la Justice, de l’Intérieur et ceux des Finances publiques, par exemple.

Vous avez dirigé une entreprise de presse (Télérama). Que vous apporte cette expérience à la tête de l’IGF ?
Deux choses : quand vous dirigez une entreprise, privée ou publique, vous êtes très responsabilisé, vous êtes en charge. Dans l’administration, l’écosystème reste par définition beaucoup plus complexe et sur la plupart des sujets, différents ministères, différentes administrations travaillent sous la direction des ministres et de leur cabinet. De mes expériences passées, notamment en opérateur, je garde en tête la question de la responsabilisation. Ce sujet n’est pas simple dans l’administration car la responsabilité est, par nature, partagée. D’autre part, j’observe que la culture de “l’expérience opérationnelle” est très forte dans le privé. Pour l’administration, l’enjeu essentiel reste de concevoir des politiques publiques, mais il est tout aussi important de les mettre en œuvre !

Propos recueillis par Bruno Botella et Pierre Laberrondo
Photos : Quentin Veuillet

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