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Éric Woerth : “Les grands corps, et plus largement le statut, portent une rigidité gigantesque”

Ancien ministre de la Réforme de l’État et de la Fonction publique, aujourd’hui président de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Éric Woerth analyse l’annonce par Emmanuel Macron de la suppression de l’ENA. Elle doit être l’avant-poste d’une réforme durable de l’État, espère-t-il, en appelant à rompre avec les logiques corporatistes et bureaucratiques.

Vous qui avez été ministre en charge de la Réforme de l’État, que pensez-vous de l’annonce par Emmanuel Macron de la suppression de l’ENA ? Est-ce la première étape d’une réforme de l’État ambitieuse ou une mesure avant tout politique ?
Le débat autour de la suppression de l’ENA n’est pas nouveau : il est évoqué par chaque majorité depuis plus de quinze ans. Avec l’annonce de la fin de l’école, soit nous sommes dans la suppression d’un symbole des élites et de leur reproduction ; soit il s’agit d’autre chose que cela : de l’avant-poste d’une mesure qui va amener à définir les voies, les moyens et la méthode pour réformer durablement l’État. J’espère évidemment que c’est la deuxième option qui se mettra en œuvre. S’il s’agit uniquement de supprimer un symbole, alors ce sera comme avec la centrale nucléaire de Fessenheim, dont la fermeture a été décidée sous le seul prétexte de réduire la capacité nucléaire, mais sans penser à ses impacts ni à une stratégie plus large en matière de consommation énergétique. L’ENA n’est d’ailleurs pas un symbole ; celles et ceux qui réussissent le concours sont très méritants, ils portent et ils incarnent une idée du service public et de l’intérêt général. Il ne faudrait pas mettre sur le dos de l’ENA la lenteur et les vicissitudes de l’administration et de la bureaucratie française. Prenons donc cette suppression comme le point de départ d’une réforme en profondeur des comportements et de la composition sociale de la haute fonction publique, et sans doute de l’organisation des pouvoirs. 

Mais cette réforme ambitieuse que vous évoquez est-elle possible dans les douze derniers mois du mandat ?
Je n’y crois pas du tout dans le temps restant. Une réforme réellement efficace de l’État suppose d’abord d’avoir une vision claire de la place de l’État, de son articulation avec les autres pouvoirs politiques et institutionnels, avec le Parlement, avec l’institution judiciaire… Il faut travailler à l’efficacité de la dépense publique, à l’organisation du travail et au statut des agents publics, à l’articulation entre l’État central, local et les collectivités territoriales. Je ne crois pas que tout cela soit possible en si peu de temps. Mais nous verrons bien ce que le président de la République fera du futur Institut du service public : si une autre manière de former les hauts fonctionnaires sera proposée ; si l’accès sera élargi ; si des passerelles entre privé et public plus claires que celles qui existent aujourd’hui seront instaurées ; si l’égalité des chances sera privilégiée… Ce travail très large a peut-être été mis sur les rails par l’exécutif actuel, mais il n’a pas effectué beaucoup de kilomètres !

Concernant les grands corps, ils continent de porter aujourd’hui une rigidité qui semble exclure toute la souplesse dont a tant besoin la haute fonction publique pour se réformer. Peut-être qu’une réforme de la haute fonction publique portée par un haut fonctionnaire aura plus de chances d’aboutir…

Fallait-il que la suppression de l’ENA soit annoncée par un énarque ?
Ni le président de la République Nicolas Sarkozy ni moi-même n’étions sortis de l’ENA. Cela ne nous a pas empêchés de réformer sa scolarité et de la rendre plus diverse avec la création des classes préparatoires intégrées. Nous voulions un plus grand rapprochement avec l’Inet, qui forme les cadres territoriaux ; nous voulions supprimer le classement de sortie parce que nous considérions qu’un simple classement ne pouvait pas déterminer votre parcours professionnel pour toute votre vie. Mais nous n’avions pas réussi à supprimer le classement. Les passerelles entre public et privé existent, mais elles ne sont utilisées que dans un seul sens – vers le privé. Concernant les grands corps, ils continuent de porter aujourd’hui une rigidité qui semble exclure toute la souplesse dont a tant besoin la haute fonction publique pour se réformer. Peut-être qu’une réforme de la haute fonction publique portée par un haut fonctionnaire aura plus de chances d’aboutir… Réussir à rompre avec les attitudes bureaucratiques relèverait néanmoins de l’exploit !

Vous n’étiez effectivement pas parvenu à supprimer le classement de sortie, avec d’abord un projet de décret retoqué au Conseil d’État, puis un dispositif proposé dans une loi, retoqué à son tour au Conseil constitutionnel. Aviez-vous ressenti une résistance venant des grands corps ?
J’avais effectivement senti une aimable résistance des grands corps, notamment venant du Conseil d’État. À cela s’ajoutait une résistance à l’intérieur du Parlement. Tant du côté de l’ENA et des énarques que du côté de Polytechnique ou des Mines, qui représentent une sorte d’élite de l’élite, les uns et les autres ont fait le gros dos face à notre volonté d’ouverture et de méthode nouvelle. Les grands corps et plus largement le statut portent une rigidité gigantesque. Il faut rompre aujourd’hui avec toutes ces logiques corporatistes ! Emmanuel Macron a repris un certain nombre de mesures proposées dans le rapport Thiriez, avec l’idée que les jeunes sortis de l’école doivent faire leurs preuves sur le terrain. Il faudra définir une fonction opérationnelle et un processus de recrutement dans les grandes institutions. En faisant bouger les lignes et les habitudes si anciennes. 

On pourrait imaginer qu’en sortant d’une école comme HEC, les étudiants puissent avoir accès à la haute fonction publique sans passer de concours. Les recrutements doivent s’élargir.

En 2009, vous aviez ouvert la première classe préparatoire intégrée (CPI) et initié un travail en faveur de la diversité des talents et de l’égalité des chances. En février, Emmanuel Macron a annoncé le développement des CPI : leur capacité passe de 700 à 1 700 élèves ; et une nouvelle voie d’accès à 6 concours de la fonction publique est ouverte, les concours “talents”. Qu’en pensez-vous ? Douze ans après le début des CPI, le chemin parcouru est-il suffisant ?
J’avais effectivement inventé et mis en œuvre une classe préparatoire intégrée et j’avais rencontré les jeunes de l’ENA chargés de leur intégration. Mais cette première promotion n’avait pas abouti : aucun jeune n’avait réussi le concours de l’ENA. Je l’avais vécu comme un échec. Je souhaitais aider celles et ceux n’ayant pas le background social pour réussir un concours très formaté. Ce travail est toujours nécessaire aujourd’hui : il faut ouvrir plus de voies de concours, comme le font les écoles de commerce. HEC, par exemple, propose de très nombreuses voies d’accès ; l’ENA a ouvert plusieurs concours également, mais pas suffisamment. On pourrait imaginer qu’en sortant d’une école comme HEC, les étudiants puissent avoir accès à la haute fonction publique sans passer de concours. Les recrutements doivent s’élargir. 

Vous souhaitez donc la fin du statut ?
Les contrats devraient effectivement être la norme et ce serait juste. L’idée de progression dans des grilles, avec des échelons, à un rythme décidé à l’avance : tout cela rigidifie les choses. Et cela tourne autour de la garantie de l’emploi. Instaurer des contrats pour tous n’empêcherait pas de faire toute sa carrière dans la fonction publique pour celles et ceux qui le souhaitent. Être contractuel, c’est être fonctionnaire. Cela supprimerait bien des lourdeurs et permettrait de diversifier réellement la fonction publique. Se pose ensuite la question des rémunérations : un agent de catégorie B ou C est à peu près payé de la même manière qu’à travail équivalent dans le privé. En revanche, les hauts fonctionnaires sont moins bien payés que dans le privé, mais ils bénéficient de la garantie de l’emploi à vie, qui a donc un prix… 

Évidemment, nous allons sortir de la crise essorés financièrement et il faut plus que jamais se poser cette question de l’affectation de nos moyens et de l’efficacité des politiques publiques.

C’est justement l’une des pistes évoquées par Emmanuel Macron lors de l’annonce de la suppression de l’ENA : il souhaite des rémunérations “plus attractives” pour les hauts fonctionnaires… 
C’est souhaitable. Comme dans le privé, les patrons d’administration doivent être évalués sur leurs résultats. Nous avions établi la rémunération au mérite : je pense qu’il faut aujourd’hui en développer le principe dans le secteur public. Ce que j’évoque sur les rémunérations ou sur le statut est assez banal, c’est du bon sens… Mais j’imagine déjà certaines réactions politiques sur une prétendue privatisation du service public, sur une étiquette “antifonctionnaires” qu’on voudrait accoler à la droite. J’affirme simplement qu’il faut faire évoluer notre modèle pour plus de souplesse en tenant compte des évolutions de la société. Le statut n’est plus adapté aujourd’hui. 

Faut-il revenir au modèle de la RGPP [la Révision générale des politiques publiques, lancée sous Nicolas Sarkozy, ndlr], avec une approche budgétaire de l’intervention publique, dans le contexte financier actuel ? 
La Révision générale des politiques publiques est la seule méthode qui a produit des résultats significatifs, avec des fusions de directions, un État local totalement restructuré… La logique budgétaire n’est pas synonyme de logique comptable : il faut se poser la question du bon prix de nos services publics, du bon niveau de l’impôt, de l’efficacité de notre modèle public. Les Français veulent en avoir pour leur argent. Et cela se mesure, s’évalue, se compare. Évidemment, nous allons sortir de la crise essorés financièrement et il faut plus que jamais se poser cette question de l’affectation de nos moyens et de l’efficacité des politiques publiques. Sous peine de préparer une austérité future pour les générations à venir.

Propos recueillis par Sylvain Henry 

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