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Exclusif : l’avis du Conseil d’État qui permettrait un accès spécifique à la fonction publique pour les candidats d’origine modeste

Dans un avis confidentiel rendu à la demande de l’exécutif en 2018, et que dévoile Acteurs publics, les juristes du Palais-Royal estiment que le principe d’un nombre minoritaire de places réservées aux personnes d’origine modeste dans les recrutements en catégories A et B de la fonction publique ne méconnaît pas le principe d’égal accès aux emplois publics. Cette proposition avait malgré tout été écartée par le gouvernement d’Édouard Philippe, qui était divisé sur le sujet.

C’est un feu vert qui a son importance. Dans un avis confidentiel de 2018, commandé par le gouvernement d’Édouard Philippe et que dévoile aujourd’hui Acteurs publics, le Conseil d’État appuyait la mise en place d’une nouvelle voie d’accès aux écoles de service public qui se sont dotées de classes préparatoires intégrées en faveur des élèves provenant de quartiers prioritaires de la politique de la ville ou de zones de revitalisation rurale.

Un avis qui prend un certain relief, à l’heure où le gouvernement de Jean Castex a justement décidé d’aller dans cette voie assez éloignée de la culture et des idéaux français. S’il ne s’agit pas d’une discrimination positive à l’anglo-saxonne, en fonction de l’ethnie, le projet de l’équipe Castex n’en demeure pas moins discriminant. “Je veux que l’on crée, dans les concours d’entrée aux écoles de service public, des voies d’accès pour les candidats issus des milieux modestes, a dit la ministre de la Transformation et de la fonction publiques, Amélie de Montchalin, dans une interview au Monde le 7 octobre. Avec, à chaque fois, des places réservées. Ce ne seront certainement pas des concours au rabais. Ils seront sélectifs.”

L’avis du Conseil d’État du 27 septembre 2018, délibéré en assemblée générale, appuie justement cette volonté politique et procède à une interprétation assez libérale du principe de l’égal accès des citoyens aux emplois publics proclamé par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, selon lequel “tous les citoyens (…) sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents”.

3 scenarii proposés

Le Conseil d’État devait éclairer l’équipe d’Édouard Philippe, qui souhaitait déjà assurer une plus grande mixité sociale et géographique pour des recrutements en catégories A et B. Dans sa demande d’avis, le gouvernement de l’époque proposait 3 scenarii, dans l’ordre de préférence suivant : aménagement des concours externes d’accès aux écoles du service public, mise en place d’un concours spécifique et accès sans concours.

“Le Conseil d’État est d’avis que le projet envisagé à titre principal par la demande d’avis, qui organise, pour un nombre limité d’emplois, une voie de recrutement particulière d’accès à des écoles de service public pour les élèves des classes préparatoires intégrées originaires d’un quartier prioritaire pour la politique de la ville ou d’une zone de revitalisation rurale, visant à mieux répondre aux besoins de la fonction publique, adapté à la situation particulière des personnes qu’il cherche à recruter et qui comporte tout au long de son déroulement des mécanismes garantissant qu’au sein de ce vivier, les vertus, talents et capacités des candidats leur permettant d’intégrer l’école de service public seront seuls pris en compte, ne méconnaît pas le principe constitutionnel d’égal accès aux emplois publics”, est-il indiqué dans le texte de 5 pages.

Les juristes du Palais-Royal s’appuient sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel, notamment une décision du 14 janvier 1983. Le principe de l’égal accès des citoyens aux emplois publics ne s’oppose pas à ce que les règles de recrutement destinées à permettre l’appréciation des aptitudes et des qualités des candidats à l’entrée dans un corps de fonctionnaires soient différenciées pour tenir compte tant de la variété des mérites à prendre en considération que de celle des besoins du service public, fixait ladite décision.

Échec des politiques de démocratisation sociale

Les sages du Palais-Royal relèvent aussi que ce principe n’a pas fait obstacle à la création d’une troisième voie de recrutement pour l’accès à l’École nationale d’administration (après huit ans d’expérience professionnelle) ni à ce que le législateur institue une priorité en faveur des étudiants boursiers pour leur recrutement en qualité d’assistants d’éducation “sous réserve que celle-ci s’applique à aptitudes égales”.

Pour appuyer sa démonstration, le Palais-Royal dresse un constat d’échec des politiques de démocratisation sociale du recrutement dans la fonction publique. Au cœur de la critique : les classes préparatoires intégrées (CPI) pour les concours, mises en place depuis une dizaine d’années et qui apportent un soutien pédagogique et financier à des jeunes recrutés en fonction de leurs ressources ou de celles de leurs parents, de leur motivation, du niveau d’excellence de leur cursus antérieur ainsi que, pour certaines écoles, de leur origine géographique. Les CPI n’ont que peu arrangé les choses, regrette le Conseil d’État. Si le taux de réussite est globalement bon, les résultats sont nettement moins flamboyants pour les élèves issus des quartiers prioritaires de la politique de la ville ou des zones de revitalisation rurale. Une situation qui peut s’expliquer par de l’autocensure et surtout par un niveau insuffisant de connaissances pour des concours externes très exigeants et surtout très académiques.

“Le Conseil d’État considère qu’au regard de l’objet des dispositions relatives au recrutement dans la fonction publique, qui est de pourvoir aux besoins de l’administration en recrutant des personnes disposant des talents et mérites requis et de garantir aux candidats, à compétence égale, une chance égale de réussite, de tels éléments sont de nature à matérialiser l’existence d’une différence de situation pour l’accès aux emplois publics en général, y compris ceux auxquels donnent accès les écoles de service public ayant mis en place des classes préparatoires intégrées, entre, d’une part, les personnes originaires des quartiers prioritaires pour la politique de la ville ou des zones de revitalisation rurale et dont le niveau de ressources les qualifie pour accéder à une classe préparatoire intégrée et, d’autre part, l’ensemble des autres candidats aux emplois publics. Cette différence de situation justifie que ces personnes puissent bénéficier d’un traitement différent”, peut-on lire dans l’avis de 2018.

Procédure de sélection spécifique

Dans un développement qui est probablement le plus important de l’analyse, l’avis va plus loin : vu les inégalités criantes du recrutement de la fonction publique, “il existe un motif d’intérêt général justifiant d’explorer des voies nouvelles pour remédier à cette différence de situation”, écrivent les sages. Et ce à un double titre : pour garantir aux personnes originaires de ces territoires le droit d’accès proclamé par l’article 6 de la Déclaration, mais aussi “dans l’intérêt même de la fonction publique, pour lui permettre, grâce à une plus grande diversité des origines professionnelles, sociales et géographiques des agents publics, à compétences égales, de répondre encore mieux aux besoins du service public”.

Le Conseil d’État ouvre donc la voie à une procédure de sélection spécifique aux écoles de service public pour les élèves de CPI à l’issue de leur scolarité d’un an dans ces classes. Cette sélection, sans prendre la forme d’un concours sur épreuves, serait fondée sur des critères de connaissances académiques et de motivation évalués par le jury du concours externe d’entrée à l’école concernée, propose le Conseil d’État. Ce jury se fonderait sur l’ensemble des notes obtenues au cours de la scolarité en classe préparatoire intégrée ainsi que sur un entretien de recrutement au cours duquel seraient appréciés le parcours et le projet professionnel du candidat pour retenir les candidats admis à intégrer l’école, “dans la limite d’un contingent maximal de places réservées chaque année, pour chaque école, à ce recrutement spécifique”. Des garde-fous sont posés : critères sociaux, conditions de diplômes.

Le Conseil d’État estime aussi possible une autre voie : un projet de concours spécifique externe, réservé aux mêmes candidats que ceux visés par le projet principal, comprenant des épreuves d’admissibilité et d’admission spécifiques adaptées à leur profil pour évaluer leurs vertus, talents et capacités à intégrer l’école, “dont les lauréats feraient l’objet d’une liste de classement distincte de celle des lauréats du concours externe de droit commun”.

Débat au Conseil des ministres

La question du volume a son importance. Aucun chiffre n’est donné, mais la loi devrait garantir que cette voie reste “très minoritaire” (en fonction du nombre de places aux concours externes), estime le Conseil d’État, et ne devrait pas viser à assurer une représentation proportionnelle au nombre des personnes résidant dans ces territoires. Un objectif qui serait pour le coup inconstitutionnel. “La fixation annuelle de ce nombre devra tenir compte du nombre de places ouvertes au concours externe d’accès à l’école et du nombre d’élèves de la classe préparatoire intégrée susceptibles de bénéficier de cette voie d’accès, précise l’avis, afin, d’une part, de garantir que seuls les candidats ayant les aptitudes requises seront recrutés et, d’autre part, que le concours reste le mode de recrutement très majoritaire.” De quoi relativiser la controverse, au-delà de la symbolique. Par ailleurs, ne pourraient être visés que les concours suivis d’une formation en école et non les concours complémentaires qui donnent un accès direct aux emplois publics.

À l’époque, le feu vert du Conseil d’État est donc dénué d’ambiguïté, même si techniquement, tout un tas de variantes existent. Mais rien ne va se passer, du moins en apparence. L’avis constitue comme toujours un élément d’aide à la décision parmi d’autres, la décision résultant d’un compromis social nécessairement plus large. Le débat s’invite naturellement dans le huis clos du Conseil des ministres avec, autour de la table, des arguments très partagés sur ce qu’il convient de faire. Pour ses détracteurs, outre les griefs traditionnels inhérents à la conception de la méritocratie, le mécanisme des places réservées renforce la stigmatisation des personnes issues de milieux modestes, lesquelles peuvent en outre assez souvent mal vivre cette forme de discrimination positive tout au long de leur carrière, ainsi que l’ont montré des travaux de sociologues outre-Manche.

Pour les partisans de l’affirmative action à la française, au contraire, le mécanisme des places réservées constitue le seul moyen efficace d’agir rapidement sans rester tributaire de politiques publiques complémentaires, plus globales, plus “360 degrés”, axées sur la résorption des inégalités développées dès le plus jeune âge mais qui demandent, dans le meilleur des cas, quinze ou vingt ans pour produire leurs effets. Chacun a en tête que depuis dix ans, les deux classes préparatoires intégrées adossées à l’ENA n’ont produit que 7 réussites au prestigieux concours. La question du volume de places offertes sera donc un élément important de la réforme.

Nouvelle donne avec le gouvernement Castex

À la table du Conseil des ministres, le débat est dense et provoque une ligne de fracture au sein de l’exécutif macronien. Le président de la République est “très” pour. Son Premier ministre de l’époque, Édouard Philippe, n’y voit pas d’objection. Mais le duo qui pilote à l’époque la fonction publique à Bercy (Gérald Darmanin et Olivier Dussopt) s’y oppose nettement. Ils finiront par obtenir gain de cause. La proposition ne sera donc pas reprise dans le communiqué de Matignon du 18 février listant les prémisses d’arbitrage annoncés à l’issue de la remise du rapport Thiriez, qui propose un concours “égalité des chances” dans la limite de 15 % des places d'une promotion. Lors d’une réunion du Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, le 26 février, Olivier Dussopt enfonce le clou : “La communication du gouvernement n’a pas repris l’idée d’un concours spécial car il est d’emblée contraire au principe de méritocratie.” Et de préciser que le gouvernement Philippe “fera[it] plutôt le choix de développer et augmenter le nombre de classes préparatoires et les outils d’accompagnement”.

La nomination d’Amélie de Montchalin à la tête du tout nouveau ministère de la Transformation et de la fonction publiques dans le cadre du remaniement du 6 juillet dernier change la donne : elle y est très favorable. Reste à connaître le dispositif que retiendra l’exécutif. Car dans son interview au Monde début octobre, la ministre Montchalin a fixé, pied au plancher, un objectif supplémentaire : élargir la focale et cibler aussi des élèves qui n’entrent pas dans les critères précités “mais dont le mérite, le parcours de vie justifient qu’ils puissent passer ces concours”.

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