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Grands corps de l'État : la fin d’une époque ?

La fin probable de l'accès direct aux grands corps de l'État depuis l'ENA pourrait entraîner un changement important dans les représentations sociales et la construction des parcours professionnels au sein de la haute fonction publique. Mais les avantages de carrière offerts par les grands corps resteront pour autant malgré tout non négligeables.

L'escalier d'honneur du Conseil d'Etat

Emmanuel Macron avait promis de supprimer les grands corps en avril 2019. Ils ne le seront pas tous, notamment pour des motifs constitutionnels. Si l'Inspection générale des finances pourrait disparaître, le Conseil d'Etat et la Cour des comptes sont, eux, épargnés. Mais certains experts estiment que le président de la République entend leur administrer une mort lente, insidieuse, au processus analogue à celui de la maladie de Charcot : vous ressentez d’abord un engourdissement croissant des phalanges, avant de perdre progressivement le contrôle de la main depuis le système de commande nerveux. 

“On ne pourra plus intégrer le Conseil d'État, la Cour des Comptes ou les inspections à 25 ans, mais après s'être distingué par des résultats concrets, c'est-à-dire après plusieurs années d'expérience comme administrateur d'État et un processus de sélection que je veux méritocratique, ouvert et transparent”, a dit le 8 avril le Président, renvoyant à son Premier ministre la présentation détaillée, dans les prochains jours, du dispositif. De fait, l’entrée serait selon certaines sources différée, peut être après 5 ou 6 ans passés sur des postes dans le futur corps unique des administrateurs de l’Etat que voulaient déjà créer les pères refondateurs de la haute fonction publique en 1945, avant d’y renoncer et de céder aux grands corps en leur permettant un recrutement direct à la sortie de l’ENA. Le tout, au moyen d’un classement qui allait devenir le principal instrument de leur domination. Et qui allait classer les élèves autant que les corps employeurs, les premiers choisissant les seconds.  

L'attractivité en question

76 ans plus tard, le principe du classement à la sortie du nouvel Institut du Service Public (ISP) sera maintenu mais le pouvoir macronien promet qu’il n’influencera pas l’entrée dans les grands corps quelques années plus tard. Encore faudra-t-il que la rivière ne reprenne pas son lit et que par des heureuses coïncidences l’on n’en arrive pas, au moyen du choix des postes sur ces quelques années dans le corps des administrateurs de l’Etat, à “distinguer” ceux qui auront au préalable été bien classés et à leur assurer (de fait) une entrée dans les grands corps.

La réussite du projet macronien reste surtout tributaire d’un objectif : réduire le différentiel d’attractivité entre les grands corps et les autres. “La sortie possible dans la « botte » garantit aux heureux élus (12 ou 15 sur 80 selon les années), sinon une carrière forcément plus brillante que les autres, du moins un titre prestigieux et un parcours plus varié et plus mobile, et ce, sur la base d’une simple note chiffrée dont la pertinence peut être discutée”, rappelait à cet égard le rapport Thiriez qui y voyait la “rente à vie si souvent dénoncée”. Récemment, Frédéric Thiriez faisait aussi remarquer dans nos colonnes que le choix des grands corps à la sortie de l'ENA était rarement opéré par goût pour le métier qu’ils proposent (audit, contrôle ou jugement), mais pour les avantages qu’ils offrent.  

Des avantages indéniables

Avec un nouveau système qui verrait le corps des administrateurs de l’Etat réarmé sinon revalorisé, se poserait la question du véritable avantage de carrière. Que resterait-il aux grands corps ? Du prestige social bien sûr ; un avancement quasi automatique au sommet de la carrière indiciaire justifié par des considérations liées à leur indépendance ; une liberté d’organisation dans le travail à nulle autre pareille et qui permet parfois une position de dilettante (pratique, par exemple, pour préparer une carrière politique même si cette situation est en interne de plus en plus combattue).

Autre avantage inconditionnel : une perspective confortable de retour au bercail après une mise à l’écart d'un emploi fonctionnel (modèle appelé à se développer) ou d'un emploi à la décision du gouvernement là où les administrateurs civils doivent souvent batailler pour obtenir, dans ce type de circonstances, une position bancale notamment du point de vue des primes. Enfin, la faible volumétrie des grands corps a toujours permis une gestion de carrière aussi fine que personnalisée boostée par une puissante conscience collective. Gestion pratiquement impossible à reproduire dans les soutes ministérielles, sauf peut-être dans quelques directions d’état-major. Au final, les grands corps capitaliseront encore sur pas mal d’avantages !

Un système de carrière fragilisé ?

En dépit du maintien de ces attributs de la marque-employeur des grands corps, le nouveau système casserait malgré tout leur attractivité autant que leur système de carrière RH, estime un expert. Actuellement, les 3-4 premières années dans les grands corps des jeunes énarques pourvus du sang bleu n’ont en effet rien d’une sinécure. “Un isparque à ISP + 5 sera moins malléable que s'il était dépourvu d’expérience professionnelle ou administrative comme aujourd’hui, relève un haut fonctionnaire. La culture esclavagiste développée dans les grands corps en direction de leurs jeunes recrues pour permettre au système global de tourner – et notamment aux plus gradés de partir à l’extérieur – aura plus de mal à s'exprimer. Aujourd’hui, quand vous arrivez, vous payez votre bouteille pendant les premières années.”

Certains observateurs s’interrogent : dans une haute administration post-macronienne désormais dominée par le culte de l’expérience et du concret, quel serait l'intérêt d’entrer dans un grand corps pour y réaliser un laborieux apprentissage entre ISP +5 et ISP +10 pendant que les petits camarades de promotion continuent eux à engranger tranquillement de l'expérience sur des postes opérationnels ? Pour certains hauts fonctionnaires, cette réforme pourrait, si elle était vraiment menée, inciter les grands corps à revoir leurs règles internes et adopter des mécanismes de régulation de carrières plus contraignants : limiter les départs en mobilité en milieu de carrière de leurs membres, ouvrir davantage le détachement et l’intégration à son issue, voire même procéder à des recrutements de contractuels. Mais les grands corps n’ont pas dit leur dernier mot. Ils ont montré, tout au long de leur riche histoire, qu'ils savaient résister.

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