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“Il est urgent de construire une régulation du secteur des complémentaires santé”

Pour Éric Brousseau, directeur scientifique de la chaire “Gouvernance et régulation” de l’université Paris Dauphine-PSL, et Joëlle Toledano, membre du Conseil national du numérique associée à cette même chaire, la mise en place d’un “régulateur économique” permettrait de corriger le système d’assurance complémentaire actuel, ”générant des injustices et engagé dans une dynamique peu soutenable”.

Le système public de sécurité sociale – ou AMO pour “assurance maladie obligatoire” – est complété par des assurances privées – ou AMC pour “assurance maladie complémentaire” — qui couvraient, en 2019, 13,4 % des dépenses. Cette moyenne, relativement modeste, dissimule de fortes disparités selon les catégories de dépenses. Les complémentaires couvrent 70 % des dépenses d’optique et 40 % de celles relatives aux soins dentaires et dispositifs médicaux. Ces disparités concernent aussi les types d’assurés : les dépenses de santé des 17 % de la population en affection de longue durée (ALD) sont couvertes à 91 % par l’AMO, contre 65 % pour le reste de la population. L’accès à une complémentaire santé est donc vital pour garantir l’accès au soin d’une large partie de la population.

Or, au sein du système d’assurance complémentaire, les modalités contractuelles des assurés varient fortement ; notamment entre les bénéficiaires de “contrats collectifs” négociés et cofinancés par les employeurs et les souscripteurs de “contrats individuels” auprès des organismes privés que sont les mutuelles, les instituts de prévoyance ou les sociétés d’assurance (qui tous desservent les 2 types de marché). L’ensemble des salariés du privé bénéficie d’un cofinancement de leur assurance complémentaire par l’employeur, ainsi que d’avantages fiscaux qui permettent aux ménages concernés de bénéficier d’un excellent retour sur leur cotisation (les prestations versées sont en moyenne 150 % supérieures aux cotisations payées par les individus). Le reste de la population – salariés du secteur public, étudiants, retraités, indépendants, sans emploi – est assuré à titre individuel avec un taux de retour très médiocre, de 65 % en moyenne, et même 60 % quand ils sont assurés auprès d’organismes à but lucratif.

Cycle d’exclusion

Si les fonctionnaires peuvent se réjouir de la décision des pouvoirs publics de progressivement rapprocher leur régime complémentaire de celui des salariés du privé, cette évolution va encore accroître le déséquilibre du système. En effet, le départ de la majorité des actifs du régime individuel – soit une population caractérisée par un risque inférieur à la moyenne et une capacité contributive forte – dégrade l’équilibre entre prestation et cotisation sur le marché des contrats individuels, qui tend à concentrer les risques les plus élevés (caractérisant les plus âgés) et des segments de la population à faible capacité contributive : inactifs, chômeurs, étudiants, retraités peu aisés. Afin d’éviter leur exclusion de l’accès à un contrat individuel, le mécanisme de la complémentaire santé solidaire (CSS) – qui bénéficiait, début 2021, à 7,31 millions de personnes sur un potentiel estimé à 10 millions – a été mis en place. Il est cependant financé par des taxes qui renchérissent les contrats d’assurance complémentaire, en particulier pour les assurés à titre individuel, engendrant un cycle potentiellement vicieux d’exclusion d’une part croissante d’assurés de l’AMC non subventionnée et de réduction du nombre de cotisants finançant la CSS.

On se trouve donc face à un système générant des injustices et engagé dans une dynamique peu soutenable. Il faut ajouter à cela un certain nombre d’inefficacités, dont les plus emblématiques sont à la fois la surcouverture des dépenses d’optique, ayant entraîné une dérive inflationniste dans le secteur – de loin le plus rentable du commerce de détail –, et a contrario la mauvaise prise en charge des dépenses d’hospitalisation longue en cas de maladie infectieuse (dont le Covid) – qui peuvent générer des restes à charge de plusieurs milliers d’euros pour le patient.

La politique de santé reste avant tout une politique de mutualisation des dépenses de soins (…), sans intégrer d’autres dimensions d’une politique de santé : notamment la prévention et la prévoyance.

On se trouve donc dans une situation paradoxale. D’un côté, initiative privée et politiques publiques se sont combinées pour renforcer la protection sociale des Français grâce à des complémentaires santé qui protègent aujourd’hui 95 % de la population (contre 30 % en 1960) et permettent de bénéficier d’un système de santé garantissant une des meilleures espérances de vie des pays développés au prix de l’un des plus faibles “reste à charge” individuel (9 % des dépenses). De l’autre, de nombreuses poches d’inefficacités et d’inégalités demeurent et le statu quo n’est pas soutenable dans le contexte du vieillissement de la population. Telles sont les raisons pour lesquelles le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) ainsi que des universitaires ou des thinktanks, sans oublier la Cour des comptes, ont publié plusieurs rapports récents sur les besoins de réformes du système de financement de la santé.

Valeur ajoutée ignorée

Selon nous, la situation actuelle est en grande partie liée à deux constantes des politiques publiques. Tout d’abord, elles ont été dominées par une conception purement instrumentale des organismes complémentaires d’assurance maladie (Ocam), qui ont été perçus comme un vecteur hors bilan budgétaire des politiques de santé publique. Ainsi a-t-on pu étendre la couverture des dépenses de santé sans peser sur les prélèvements obligatoires. Ensuite, la politique de santé reste avant tout une politique de mutualisation des dépenses de soins, et le cas échéant de maîtrise des coûts de ces derniers, sans intégrer d’autres dimensions d’une politique de santé : notamment la prévention et la prévoyance. Or l’on peut penser que les citoyens sont intéressés à la fois par une offre de service leur permettant d’éviter la maladie et, quand celle-ci survient, de bénéficier de mécanismes leur permettant d’être soignés sans compter et de pallier les autres conséquences financières de l’accident de santé ; notamment les pertes de revenus.

Dans ce contexte, les politiques publiques envers les Ocam ont été dominées par une priorité de mise en concurrence avec l’objectif de les obliger à diminuer leurs coûts de gestion et leurs marges, une série de mesures d’encadrement de leurs pratiques avec un objectif de garantie d’un meilleur accès au soin, et enfin la mise en œuvre de mécanismes de transferts financés par les employeurs et les assurés eux-mêmes pour assurer une couverture quasi universelle par l’AMC. Cette politique a en revanche ignoré de manière constante la valeur ajoutée que pouvaient apporter les Ocam à la production du bien “santé” ; telle leur connaissance fine des pratiques tarifaires des professionnels de santé et leur capacité à participer à l’évaluation de la qualité pour maîtriser les coûts, ou leur capacité à favoriser la prévention quand un lien peut être établi entre les dépenses cumulées de santé d’une communauté, comme un pool de salariés, et les cotisations payées. L’action publique a aussi ignoré les différentiels de préférences (et de capacité à les financer) des différents segments de la population quand il s’agit d’articuler le portefeuille de services concourant à la production de ce bien.

Régulateur économique

Telles sont les raisons pour lesquelles il nous paraît urgent de construire une régulation du secteur des complémentaires santé qui échapperait à une simple logique budgétaire et prudentielle. Parce que des opérateurs privés participent à la production d’un bien public complexe – au sens où il résulte de la fourniture d’un grand nombre de services articulés entre eux – et qu’on a choisi, en conservant une complémentarité entre public et privé, de tenir compte des préférences et besoins individuels, il est nécessaire de mettre en place une architecture de marché permettant un fonctionnement cohérent et soutenable de ce dernier.

En s’inspirant des modèles de gouvernance adoptés aujourd’hui dans la plupart des secteurs dits régulés, on pourrait penser qu’un “régulateur économique” pourrait être en charge de superviser le rapport qualité-prix des paniers de services offerts afin de favoriser une concurrence saine et équitable ; de garantir l’accès à des “facilités essentielles” comme les données permettant de bien comprendre les besoins de la demande et les performances effectives des offreurs de services ; et d’évaluer les éventuelles innovations apportées par les opérateurs du secteur.

Faute de se doter d’un tel instrument, ou équivalent, le risque est grand de persister à réformer sans anticiper les réactions stratégiques des offreurs de services ni tenir compte des véritables besoins de nos concitoyens.

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