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Jean-Michel Eymeri-Douzans : “Il faut saluer la décision de débrancher enfin l’accès direct aux trois grands corps administratifs”

Professeur des universités à Sciences Po Toulouse-LaSSP, président du Groupe européen pour l’administration publique (GEAP/EGPA) Jean-Michel Eymeri-Douzans observe que si le futur Institut du service public poursuivra l’activité de l’ENA, les avancées sont réelles, telle la fin de l’accès direct aux grands corps et la volonté de rebrancher la fabrique des élites sur la dynamique “des jeunesses diverses et variées” du pays. Il faut maintenir une carrière diplomatique et une carrière préfectorale distinctes, alerte-t-il, car “diplomates et préfets ne sont pas des managers publics génériques”.

Comment analysez-vous la surprenante décision du président de la République concernant l’ENA ?
Est-elle si surprenante ? Le chef de l’État revient à ses intentions d’avril 2019, suite au Grand débat post-Gilets Jaunes. Il a de la suite dans les idées, et il nous le montre. Alors que le douloureux et long épisode de la crise covidaire est en passe de se terminer, il s’agit donc, dans la continuité de la loi Dussopt de l’été 2019, de donner corps aux propositions contenues dans le rapport de Frédéric Thiriez et Florence Méaux de janvier 2020, dont nombre de pistes importantes sont enfin validées dans l’allocution du président de la République devant la Convention managériale de l’État de jeudi dernier. Le Président reprend ainsi son ambition de transformation de l’État, dont la question de l’ENA, certes saillante, n’est qu’un élément. Si surprise il y a, c’est plutôt la mort annoncée du nom de l’ENA, au profit d’Institut du Service public (ISP), quand le Rapport Thiriez proposait, lui, une École d’administration publique (EAP). On avait cru penser que le chef de l’État avait été sensible aux arguments en faveur du maintien de ce sigle ENA, dont je puis vous dire, du fait de mes activités internationales, qu’il est une véritable marque de l’excellence administrative française, bien identifiée par nos partenaires européens. Mais la tentation de faire acte symbolique aura finalement été la plus forte.

S’agit-il pour autant d’une suppression de l’ENA ?
Bien sûr que non ! Chacun a bien compris que l’ISP poursuivra l’activité de l’ENA, dans les mêmes locaux à Strasbourg, avec les mêmes personnels. C’était d’ailleurs déjà le schéma annoncé par Emmanuel Macron en 2019, et qui donne son sens à tout le travail de refonte d’ores et déjà accompli depuis 2019 par l’actuel directeur de l’école, Patrick Gérard. Il y aura donc bien continuité institutionnelle d’un établissement à l’autre. Et c’est heureux, à mon sens, dans une perspective de continuité de l’État. 

Des moyens financiers et humains conséquents devront être investis, dans la durée et pas juste au démarrage, dans une véritable politique de démocratisation des filières d’enseignement supérieur conduisant aux concours administratifs.

Rien de nouveau sous le soleil, dès lors ?
Certes pas de révolution, mais une vraie transformation. Sans reprendre tous les aspects de la longue intervention présidentielle, je relève d’abord, dans la continuité de l’ordonnance du mois dernier créant un nouveau concours diversité d’entrée à l’ENA et dans les écoles du service public, la détermination à rebrancher la fabrique de nos élites administratives sur la dynamique des jeunesses diverses et variées de notre pays. C’est toute la logique et les ambitions du programme “Talents”, qui est essentiel ! En effet, comme je l’avais expliqué dans ma Fabrique des énarques (Economica) dès 2001, ce n’est pas la scolarité à l’école qui “produit” les énarques, mais les chemins escarpés d’accès jusqu’à sa porte. Or, les discriminations sociales tout au long du système éducatif hyper élitiste de notre pays n’ont cessé d’aggraver la clôture sociale de toutes nos grandes écoles, pas seulement l’ENA, depuis une trentaine d’années. Il est heureux que nos gouvernants aient enfin résolu d’agir contre ce fléau que les sciences sociales ont pourtant mis en évidence par tant de travaux probants. Mieux vaut tard que jamais ! J’insiste sur le fait qu’il faut être très ambitieux en la matière : un peu de diversité et le concours “Talents” dédié ne suffiront pas. L’essentiel est dans l’amont ! Des moyens financiers et humains conséquents devront être investis, dans la durée et pas juste au démarrage, dans une véritable politique de démocratisation des filières d’enseignement supérieur conduisant aux concours administratifs, en s’appuyant sur le savoir-faire et les succès des “Cordées de la réussite” et autres programmes d’accès à la fonction publique mis en place non seulement à Sciences Po Paris, qui est trop souvent l’arbre qui cache la forêt, mais surtout dans nos territoires, en particulier dans les Instituts d’études politiques, les CPAG et IPAG de nos régions. 

Et pour ce qui est de l’école elle-même ?  
Dans le projet d’ISP, on note ce tronc commun aux treize écoles du Service public, y compris les écoles d’application de Polytechnique. Cela peut s’avérer le pire ou le meilleur, et comme toujours c’est la mise en œuvre qui en décidera. Le pire, ce serait un tronc commun gadget, déconnecté de la suite du, des cursus de formation, et consacré à des méthodologies génériques, alors qu’il devrait être un socle commun centré sur la formation et la réflexion au rôle de l’État dans notre société, aux valeurs du service public et à l’inquiétude éthique et déontologique. Ensuite, on salue surtout la décision, certes avec maintien du classement de sortie, de débrancher enfin cette procédure de sortie de l’accès direct aux trois grands corps administratifs, l’Inspection des Finances, le Conseil d’État et la Cour des Comptes. C’est une réforme qui était envisagée depuis 30 ans, que j’avais moi-même, avec bien d’autres, défendue devant la commission présidée par Yves-Thibault de Silguy dès 2005, réforme qui est seule de nature à faire perdre à la scolarité au sein de l’ENA, demain de l’ISP, ce caractère d’infernale “machine à classer” que François Bloch-Lainé dénonçait déjà en son temps et qui dresse les uns et les autres à un conformisme excessif.  

Il y a bien, et il doit continuer d’y avoir, une carrière diplomatique et une carrière préfectorale distinctes. Car diplomates et préfets ne sont pas des managers publics génériques.

Mais les grands corps accepteront-ils cette réforme ?
Je crois que oui. Je n’aurais pas dit la même chose il n’y a ne fût-ce que trois ans. La réflexion a beaucoup évolué sur ce sujet longtemps si sensible, au vrai depuis la création de l’ENA dont le système de classement de sortie était déjà un compromis entre les réformateurs de la Libération et les grands corps. Certes, la perte de leurs contingents annuels de brillants juniors par les grands corps nécessitera des réorganisations internes, mais je crois que les souplesses offertes par la loi Mobilité et le fait de prévoir dans le futur dispositif un accès différé de quelques années seulement à ces corps (années pendant lesquelles tous les sortants de l’ISP seront affectés sur le terrain ou à des missions gouvernementales prioritaires en centrale) sont de nature à permettre au Conseil d’État et à la Cour des Comptes de persister dans l’être… pour encore plusieurs siècles ! Le cas de l’Inspection générale des Finances est sans doute plus délicat à régler. Il est ironique que ce soit le corps d’origine du Président… 

De même que l’ISP sera la forme transmuée de l’ENA, cette délégation interministérielle sera la réalité augmentée de l’actuelle Mission aux cadres dirigeants, sise pour l’heure au Secrétariat général du Gouvernement, et qu’elle alourdit d’une fonction certes transverse mais qui n’est pas le cœur de métier du SGG.

Tous les fonctionnaires sortants du futur ISP seront donc affectés dans un corps unique d’administrateurs de l’Etat. Que faut-il en penser ?
Là encore, une perspective de sociologie historique de l’État conduit à rappeler que la création par l’ordonnance de 1945 du corps interministériel des administrateurs civils s’inscrivait déjà, dans l’esprit de Michel Debré, fin observateur du senior civil service britannique unifié, dans cette ambition d’interministérialité. Mais soixante-dix années d’histoire administrative en ont décidé autrement … Le corps des administrateurs civils, de jure interministériel mais de facto géré par ministères, n’est jamais devenu ce quatrième grand corps. Il est intéressant que le chef de l’État, se référant à l’ordonnance de 1945 et à l‘ambition refondatrice de la Libération, revienne à cette belle idée aujourd’hui. En revanche, j’attire d’ores et déjà l’attention sur un double problème : celui du corps préfectoral et du corps diplomatique. Ces deux corps aussi anciens, voire davantage que les grands corps précités, ne sont en effet en rien des entités juridiques artificielles et vides de sens que l’on pourrait fusionner avec d’autres dans un grand tout indistinct de l’encadrement de l’Etat. La préfectorale et la diplomatie sont de véritables professions, comme la médecine, correspondant chacune à une famille de métiers précis, requérant un apprentissage long et sur le tas de savoir-faire et savoir-être complexes. Il y a bien, et il doit continuer d’y avoir, une carrière diplomatique et une carrière préfectorale distinctes. Car diplomates et préfets ne sont pas des managers publics génériques. 

Cette future pépinière à dirigeants ne devra pas être une pâle réplication des MBA du privé ressassant les mantras d’un New Public Management déjà en voie de dépassement.

Justement, que pensez-vous de la création annoncée d’une délégation interministérielle chargée du management de l’encadrement supérieur de l’État ?
De même que l’ISP sera la forme transmuée de l’ENA, cette délégation interministérielle sera la réalité augmentée de l’actuelle Mission aux cadres dirigeants, sise pour l’heure au Secrétariat général du Gouvernement, et qu’elle alourdit d’une fonction certes transverse mais qui n’est pas le cœur de métier du SGG. Il est donc bienvenu que cette fonction soit érigée en une entité autonome, qui aura pour mission de mettre en œuvre les recommandations de la troisième partie du Rapport Thiriez/Méaux, intitulée “Dynamiser”. Il s’agit de doter enfin l’encadrement supérieur et dirigeant de l’État d’un pilotage managérial centralisé et des capacités institutionnelles pour gérer le fameux “vivier de talents” où seront choisis les futurs membres de l’encadrement de nos ministères. C’est à ce point que la belle idée de créer une sorte d’“école de guerre”, opérée par le futur ISP et donnant du contenu au droit des hauts fonctionnaires à la formation tout au long de la vie, me semble un bel emprunt au professionnalisme reconnu de la GRH de nos armées. Néanmoins, ce n’est pour l’instant qu’une belle idée à laquelle il faudra donner de la richesse de contenu : cette future pépinière à dirigeants ne devra pas être une pâle réplication des MBA du privé ressassant les mantras d’un New Public Management déjà en voie de dépassement dans la plupart des pays les plus avancés en matière de modernisation administrative. Il existe aujourd’hui au niveau européen un riche état des savoirs en matière d’administrations et de gestion publique qu’il conviendra de mobiliser pour mieux former nos hauts fonctionnaires de demain. Enfin, comme toujours, les annonces présidentielles étant faites, l’ordonnance préparée par la ministre Amélie de Montchalin devant suivre d’ici juin – mais les ordonnances sont des textes secs et concis –, ce sont ensuite dans les décrets d’application, les circulaires et surtout les réalités de la mise en œuvre du projet que tout se jouera. A cet égard, le choix des femmes et des hommes appelés à constituer l’équipe de préfiguration du futur ISP, puis à composer sa direction et les instances qui l’entoureront, sera décisif.

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