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“La Cour des comptes doit devenir le Robin des bois des finances publiques vertes”

Les magistrates de la Cour des comptes Adeline Baldacchino et Camille Andrieu, auteures de Conter demain, Cour des comptes et démocratie au XXIe siècle (éditions de l'Aube), esquissent l’institution de demain. La Cour des comptes a le pouvoir de contribuer à la transition écologique du secteur public, écrivent-elles, appelant par ailleurs à ouvrir davantage la rue Cambon aux citoyens. 

Vous décrivez votre Cour des comptes idéale, future Maison des citoyens, “Cour écosophiste”, “agora de l’imaginaire public”. N’est-ce pas dépasser très largement ses prérogatives ? N’en demandez-vous pas “trop” ?
Non, car nous cherchons justement à démontrer que l’image restrictive de ses “prérogatives comptables” ne recouvre qu’une (réelle mais toute petite) partie de la réalité. Nous nous efforçons simplement de remonter aux sources : l’article 15 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 garantit que “la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration” et l’article 47-2 de la Constitution dispose que “la Cour des comptes assiste le Parlement dans le contrôle de l'action du Gouvernement. Elle assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l'exécution des lois de finances et de l'application des lois de financement de la sécurité sociale ainsi que dans l'évaluation des politiques publiques. Par ses rapports publics, elle contribue à l'information des citoyens”.
La redevabilité et l’information méritent bien plus qu’une approche étroitement budgétaire ou financière. Les comptes ne sont jamais là que pour rendre des comptes sur l’action publique dont leur état témoigne. Une “bonne gestion” des deniers publics ne se raconte pas qu’au regard d’un solde budgétaire, mais s’examine au prisme des objectifs qu’elle a atteints : objectifs qui sont toujours fixés, en dernier ressort, par le citoyen en tant qu’il est celui par qui le Parlement et le gouvernement même trouvent leur légitimité. Qu’il la lui retire, et l’État ne serait plus que force pure au service d’intérêts privés. Ce à quoi doit participer la Cour dépasse largement les comptes : c’est au rétablissement d’une forme de confiance dans la possibilité d’une démocratie juste.

Le tournant écologique de la Cour est appelé de leurs vœux par de nombreux magistrats

Pierre Moscovici salue votre démarche dans la préface de votre ouvrage. Tout en étant tenté, écrit-il, de “ramener (votre) vision quelque peu utopique vers plus de réalisme”… Quelles sont les réactions rue Cambon à votre ouvrage ?
Pour l’heure, très enthousiasmantes ! Bien sûr, nous ne doutons pas des réticences, voire des doutes et critiques de certains. D’ailleurs, nous ne proposons pas un programme mais une voie, bordée de grands arbres et de petits ruisseaux, parmi d’autres. Il existe toujours des chemins de traverse et il ne nous appartient pas d’écrire seules l’avenir de cette institution. Nous avons seulement pris un immense plaisir, considéré presque comme un devoir, à la décrire telle que nous la rêverions.
Nous ressentons en particulier que le tournant écologique de la Cour est appelé de leurs vœux par de nombreux magistrats. La Cour des comptes doit opérer sa mue et devenir le Robin des bois des finances publiques vertes, qui réorienterait l’argent dépensé vers des actions favorables à l’environnement et aux générations futures. De nombreux outils existent – budget vert, comptabilité environnementale, indicateurs extra-financiers – nous devons désormais nous en saisir. Face à l’urgence climatique et l’impératif d’écologie de guerre dans le contexte ukrainien, il est de notre devoir d’être exemplaires, en tant que magistrats et en tant qu’institution publique.
  
Comment aller plus loin : la Cour est-elle aujourd’hui suffisamment armée institutionnellement pour mener les chantiers que vous évoquez en lien avec les évolutions et attentes sociétales ? La modification constitutionnelle de 2008 – “La Cour des comptes assiste le Parlement et le gouvernement dans l’exécution des lois de finances et de l’application des lois (…)” – est-elle suffisante ?
Oui, nous estimons que les fondations juridiques sont très solides et suffisantes. Sur elles, on peut largement bâtir. La loi 3DS relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale par exemple, de février 2022, a encore ajouté des cordes à l’arc des juridictions financières avec les évaluations de politique publique locale. Désormais, toutes les voies existent pour un dialogue constructif entre élus et juges, au service du citoyen.
Quant aux initiatives qui relèvent de sa propre organisation et de ses modes de fonctionnement, le Premier président dispose de larges prérogatives pour ouvrir des chantiers, ainsi qu’il le démontre au demeurant dans le cadre de “JF2025”, le grand chantier en cours de rénovation des juridictions financières.
Nous pourrions, par exemple, relancer des actions en faveur de l’ouverture de la Cour vers les citoyens. Un droit de programmation citoyenne ainsi qu’une plateforme de lancement d’alertes ont été consacrés récemment. Pourquoi ne pas poursuivre dans cette direction ? Nous proposons d’ouvrir les murs de la Cour en consacrant un droit de déambulation citoyenne en dehors des Journées européennes du patrimoine ; nous souhaitons davantage associer la population à nos travaux – au cours de nos délibérés sur le modèle des jurys d’assises et au travers de consultations larges pour nos évaluations de politiques publiques ; nous suggérons de démultiplier les occasions de rencontres entre magistrats et citoyens, dans d’autres lieux de services publics et par des actions de communication régulières.

Il appartient à chacun de combattre une forme d’entropie liée à la lassitude ou aux vieilles habitudes

Vous évoquez la nécessité forte de développer des budgets verts et autre comptabilité verte au cœur du logiciel de l’État. La Cour devrait intégrer l’environnement à sa raison d’être. Est-ce possible ?
Non seulement c'est possible, mais c'est indispensable. La Cour des comptes a le pouvoir de contribuer à la transition écologique du secteur public – elle doit l’utiliser ! Nos recommandations étant suivies à 80 %, l’effet d’entraînement sur les structures auditées est immense.
Intégrer l’environnement à notre raison d’être nécessite un véritable changement de paradigme. Il y a plusieurs manières d’aborder ce sujet : sous l’angle de la formation des personnels de contrôle à ces enjeux, qui doit être systématique ; sous celui des programmes de travail, qui doivent aborder ces thématiques de manière transversale ; sous l’angle de l’exemplarité, en s’appliquant à soi-même des normes extra-financières encore facultatives, par exemple.

Les politiques d’adaptation au changement climatique seront le thème du rapport public 2024 de la Cour. C’est donc que cela avance…
Absolument ! Nos constats et nos propositions résonnent avec l’époque, heureusement ! Nous imaginons que l’on puisse aller encore plus loin en intégrant des raisonnements de nature holistique (prenant en compte le bien-être des agents, la satisfaction des usagers, l’impact sur les ressources naturelles et le changement climatique, etc.) dans chacun de nos contrôles, au-delà des seules politiques environnementales.
Concrètement, au lieu de se poser uniquement la question de la soutenabilité budgétaire d’un euro dépensé, le magistrat réfléchirait également à la soutenabilité sociale et environnementale, dans tous nos champs de contrôle – qui vont du régalien au social en passant par l’éducation, la culture et le sport.
 
Vous évoquez certains silos managériaux entre les chambres thématiques de la Cour et parfois quelques “conflits de frontières”. Comment les dépasser ? 
C’est la nature même de toute organisation que de se figer, et il appartient à chacun de faire vivre ce qui sinon s’enkyste, de combattre une forme d’entropie liée à la lassitude ou aux vieilles habitudes. Mais nous vivons un moment de « mise en mouvement » plutôt vivifiant à cet égard, avec la multiplication des formations inter-chambres ou inter-juridictions par exemple, ou la création d’une nouvelle chambre du contentieux.
Ce qui compte ensuite, c’est la capacité qu’auront celles et ceux qui animent ces collectifs de fixer des lignes claires, le désir de faire travailler les gens ensemble dans des conditions suffisantes de réassurance et de confiance. La Cour, à cet égard, est confrontée aux mêmes défis que toute organisation de la même taille, des défis peut-être accentués par la culture de l’indépendance et l’exigence propres à ses magistrats. 

La Cour représente l’un des rares lieux institutionnels où le courage et l’audace sont protégés, choyés, encouragés

La Cour doit devenir “la Maison des citoyens ” et s’ouvrir davantage, notamment via des tirages au sort pour associer des citoyens à ses travaux. N’est-ce pas le rôle d’autres acteurs publics, en premier lieu le Conseil économique, social et environnemental (CESE) ?
Cela n’a rien d’incompatible. Nous plaidons pour plus de démocratie partout, pas pour une exclusivité ou une centralisation des démarches participatives. Le contrôle comme levier démocratique doit être réapproprié par la société civile. Les premières démarches à la Cour sont d’ailleurs concluantes : nous avons sélectionné 6 propositions citoyennes en  2022, sur lesquelles nous publierons des rapports cette année. En ce qu’ils manifestent la volonté populaire, ils traduisent des sujets forts de préoccupation relatifs à l’action publique : égalité femme-homme, recours aux cabinets de conseil, soutien aux fédérations de chasse… Ce seront nos premiers “rapports citoyens” !
 
La fin de votre ouvrage relève d’un éloge de l’imaginaire, avec la Cour qui serait enrichie d’une “agora de l’imaginaire public”. Pourquoi la Cour serait la plus à même de coordonner et être le cœur d’un réseau d’acteurs intervenant en matière de prospective (France Stratégie, CESE, CAE, etc.) ?
Parce qu’il est toujours utile d’avoir un cœur pour faire circuler le sang dans un organisme, et que la Cour, par son “équidistance” entre les pouvoirs législatif et exécutif ainsi que sa vocation naturelle à parler à tous les acteurs, mais aussi sa mission juridictionnelle qui lui donne accès à toutes les données publiques, pourrait jouer ce rôle – que nous concevons moins comme de la coordination que comme une mission complémentaire. Disposer de lieux où tous se parlent et se rencontrent, n’est-ce pas l’une des premières conditions de la démocratie ? Mais loin de nous l’éloge des chefs et pilotes solitaires, l’idée n’est pas de recentraliser ou de “prendre la main”, mais bien d’accompagner et de rassembler : ce n’est pas pour rien que la Cour ne jure que par la notion de collégialité.
 
Comment organiser les “ateliers fiction” autour des politiques publiques du futur que vous suggérez ? Comment faire en sorte qu’un tel exercice soit connecté à la marche concrète de l’action publique et non un énième exercice hors sol ?
Excellente question ! Nous sommes quelques-uns et unes à y réfléchir, mais nous savons qu’il existe de multiples voies : il faut expérimenter, tâtonner, s’inspirer d’expériences réussies, savoir que tout ne “prendra” pas du jour au lendemain. Bref, il faut tenter l’aventure et voir si elle fonctionne, et sous quelles conditions de possibilité. Faire des choses simples, modestes d’abord, puis ajuster et réitérer les exercices, qui pourraient d’ailleurs commencer au niveau local aussi bien qu’à la Cour à Paris.
Nous avons déjà expérimenté ce format à la Cour au moment de la présidence française de l’Union européenne, en conviant 200 citoyens à réfléchir à l’avenir de l’Europe et de sa gouvernance budgétaire. Ce fut une franche réussite : une fois n’est pas coutume, les murs de la Grand’Chambre étaient pleins des idées citoyennes, qui furent ensuite exprimées par des représentants en Sorbonne lors d’une grande conférence conclusive. C’est ainsi que nous résorberons la coupure entre les experts et les citoyens car, au fond, nous nous battons pour le même objectif : vivre au mieux en collectif sur une planète respirable.
 
Au fond, fait-il bon travailler à la Cour des comptes aujourd’hui ?
Oui, la meilleure preuve étant sans doute faite par le nombre de ceux qui y restent longtemps, y reviennent, y restent attachés même en l’ayant quittée. Elle représente pour nous l’un des rares lieux institutionnels où le courage et l’audace sont protégés, choyés, encouragés. Ceux qui y travaillent connaissent aussi ses limites, les progrès qu’il lui reste à accomplir car l’horizon est toujours, par définition, devant nous.
Mais nous n’aurions pas écrit ce livre si nous n’avions pas cru que cette “maison” pouvait aussi accueillir une bonne dose d’idéal… et quoi de mieux que de travailler au quotidien à quelque chose qui tente de faire sens, pour nous et pour celles et ceux auxquels notre vocation est de “rendre des comptes” ?

Propos recueillis par Sylvain Henry

“Conter demain, Cour des comptes et démocratie au XXIe siècle”, Camille Andrieu et Adeline Baldacchino, Fondation Jean Jaurès, éditions de L'Aube, 104 pages, 14 euros.

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