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“La détection des talents ne doit pas s’arrêter à la sortie de l’école”

Pour Acteurs publics, Stéphanie Goujon, directrice du French Impact, Guillaume Hermitte, président de l’Association ENA3C, et Anthony Broussillon, président d’Intern’ENA, réagissent à l’ouverture des concours de la haute fonction publique annoncée par Emmanuel Macron. Ils appellent à une plus grande diversité professionnelle dans les recrutements.

Pourquoi les mesures relatives à l’ouverture des concours de la haute fonction publique annoncées le 11 février étaient-elles selon vous nécessaires ?
Guillaume Hermitte :
Tout d’abord, pour une question de représentativité et d’incarnation de la haute administration. Dire qu’elle ne ressemble pas en tous points à ce qu’est notre pays est un euphémisme. Le fait que les élus représentent davantage de facettes de notre population est un sujet déjà identifié. C’est un enjeu qui doit également irriguer la haute administration. Sinon, comment réformer un pays auquel on ne ressemble pas ? La deuxième raison tient plus à l’efficacité de l’action publique. La finalité des politiques publiques est bien de changer le réel, pas les textes. Pour cela, intégrer davantage de personnes qui ont un vécu différencié de ce réel, en particulier lorsqu’il est dur, peut conduire à faire évoluer une culture administrative parfois plus soucieuse de la conformité des pratiques à des procédures que de la finalité des actions sur la vie de nos concitoyens. 
Stéphanie Goujon : En France, l’État est très souvent le moteur des grandes transformations sociales, surtout lorsqu’il agit en alliance avec la société. Depuis des années, des pionniers agissent pour l’égalité des chances et la diversité dans le monde des entreprises, comme Mozaïk RH par exemple, qui vient justement d’élargir son périmètre à la sphère publique. Le fait que l'État remette en question son propre élitisme est un symbole fort, et fera avancer le débat dans la société tout entière, au nom de la promesse républicaine. C’est une des nombreuses réponses à apporter aux mécontentements populaires, des banlieues aux “gilets jaunes”, qui résultent d’une déconnexion entre populations et élites. 
Anthony Broussillon : Ces mesures partent du constat d’une fonction publique éloignée de la société, qu’elle a pourtant pour mission de servir. Il s’agit, pour renforcer l’acceptabilité de l’action publique, de diversifier les profils des agents de l’administration, et en particulier de ceux exerçant les fonctions de haute responsabilité. Par ailleurs, un État qui se veut exemplaire doit se conformer à la recommandation - voire à l’injonction – qu’il fait au secteur privé de recruter des profils variés pour permettre à tous les talents de s’exprimer et, en contrepartie, gagner en efficacité.

Les voies d’accès à la haute fonction publique limitent aujourd’hui le recrutement à des profils très spécifiques : en diversifiant les processus de sélection, on diversifierait les profils des candidats retenus.

Comment aller plus loin ? 
Guillaume Hermitte :
S’engager dans la diversité et l’égalité des chances pour que des jeunes accèdent aux plus hautes carrières administratives est fondamental. Mais doit-on s’arrêter à ceux qui auraient fait le choix du service public à 18 ou 20 ans ? Surtout si l’on estime que leur milieu d’origine ne favorise pas leur connaissance des carrières publiques ? Aujourd'hui, plus personne n’a une seule vie professionnelle, et la détection des “talents” ne doit pas s’arrêter pas à la sortie de l’école. Il faut également repenser l’intégration dans la haute fonction publique de gens qui ont pratiqué l’école de la vie.
Stéphanie Goujon : Effectivement, alors que le diplôme a longtemps été le Graal du monde du travail, le monde socio-professionnel valorise aujourd’hui de plus en plus les expériences et parcours de vie. Ce sont eux qui permettent l’acquisition de savoir-faire et savoir-être, qui font les qualités professionnelles d’une personne. Les voies d’accès à la haute fonction publique limitent aujourd'hui son recrutement à des profils très spécifiques : en diversifiant les processus de sélection, on diversifierait les profils de candidats retenus.
Anthony Broussillon : La mise en place des “parcours talents” est une première étape indispensable pour favoriser la diversité sociale et territoriale dans la fonction publique. Toutefois, la diversité professionnelle est l’autre chantier à investir, en recrutant plus de praticiens issus du secteur privé et du secteur public, lesquels apportent, traditionnellement, le plus de diversité et de mixité au sein des écoles de formation des agents publics.

Plus variées seront les expériences professionnelles des agents publics, plus l’administration sera en capacité d’appréhender la complexité des interactions sociales et de proposer des mesures intelligentes et opérationnelles.

Pourquoi la diversité professionnelle et territoriale des hauts fonctionnaires est-elle cruciale ? 
Guillaume Hermitte :
Transformer notre haute fonction publique requiert notamment une forte dimension culturelle. Pour changer le réel, nous gagnerons à avoir davantage de hauts fonctionnaires qui ont pratiqué ce réel, notamment avec “leurs mains” (ouvriers, forces de l’ordre et de protection civile, agriculteurs) et “leur cœur” (professions de la santé et du soin, éducateurs, travailleurs sociaux), pour faire écho au dernier livre du penseur anglais David Goodhart (La tête, le Cœur et la Main).
Stéphanie Goujon : L’excellence se trouve dans la diversité et le monde de l’économie sociale et solidaire est à la croisée des chemins de l’entrepreneuriat, des dynamiques de projets et de la recherche de l’utilité sociale. On y trouve donc des profils extrêmement riches et encore peu représentés dans la haute fonction publique. Or par leur engagement et leur logique “orientée solution”, ces femmes et ces hommes impliqués dans des projets d’inclusion sociale, de transition écologique, de solidarité, en passant par l’éducation et le médico-social, ont un fort potentiel au regard des enjeux de l’action publique d’aujourd’hui.
Anthony Broussillon : L’action publique doit répondre à un double impératif d’expertise et de pragmatisme, en particulier en période de crise. Cela implique que l’administration intègre dans ses rangs plus de profils expérimentés. À cet égard, plus variées seront les expériences professionnelles des agents publics, plus l’administration sera en capacité d’appréhender la complexité des interactions sociales et de proposer des mesures intelligentes et opérationnelles.

Vous appelez à une réforme du concours interne et du troisième concours : quels sont les enjeux et quelles sont vos préconisations ? 
Guillaume Hermitte :
Je crois qu’il est urgent d’accélérer le recrutement de praticiens de terrain au sein de la haute fonction publique, car former des hauts fonctionnaires par la voie étudiante prend beaucoup de temps. Cela suppose de redonner aux carrières publiques une attractivité dont les statistiques d’inscriptions aux concours administratifs révèlent qu’elle s’amenuise dangereusement. Ce n’est pas qu’une question d’argent. Lisibilité des carrières, accès aux postes à fortes responsabilités qui tienne davantage compte des acquis de l’expérience avant le concours, accompagnement RH, ce sont autant de facteurs que l’État, premier employeur et première multinationale de France doit mieux intégrer. Il en va de son attractivité auprès de toute une génération de permettre à des professionnels, matures sur leur choix de rejoindre le service public. La diversité, c’est aussi celle des profils, des expériences et des formes d’intelligence. 
Anthony Broussillon : Trois enjeux sont, à mon sens, au cœur de la réforme des concours. Premièrement, la nécessité de prendre toutes mesures de nature à abaisser les barrières mentales qui empêchent à des profils intéressants pour l’administration de se présenter aux épreuves des concours, sans toutefois nuire à l’exigence d’excellence. Deuxièmement, le renforcement de l’individualisation de la formation qui doit davantage s’appuyer sur les expériences, les compétences, les qualités et les appétences des élèves et leur permettre, ainsi, d’exprimer toute leur potentialité une fois en poste. Troisièmement, une meilleure corrélation entre les postes proposés en sortie de formation initiale et les profils des élèves.

Si l’État s’engage à un moment aussi vital sur ce sujet, il doit le faire avec la plus grande détermination.

Comment la formation doit-elle évoluer ? 
Guillaume Hermitte et Anthony Broussillon :
Nous avons élaboré avec l’AAEENA une contribution commune qui fait plusieurs propositions en la matière et que nous pouvons résumer en affirmant qu’il faut développer des cursus de formation diplômants, plus individualisés et centrés sur le développement de compétences clés recherchées par les employeurs publics. L’ENA s’est engagée de façon volontariste dans cette action. Nous sommes et souhaitons rester impliqués, en tant qu’associations d’élèves et anciens élèves, dans ces évolutions. Par rapport aux préconisations qu’avait faites le rapport Thiriez, nous pensons que le caractère diplômant des formations devient un enjeu essentiel, notamment pour faciliter la reconnaissance internationale de formations qui sont de grande qualité, mais qui peinent parfois à être reconnues dans des cadres d’emploi internationaux. 
Il est également important de continuer à approfondir le caractère hybride de la formation : nourrir encore davantage l’alternance entre savoirs théoriques et pratiques ; renforcer la compréhension entre mondes du public et du privé ; accentuer l’acquisition des compétences dites soft skills ou encore ouvrir la possibilité pour chacun de se construire des spécialisations et “d’entreprendre” son parcours de formation. Enfin, pour des hauts fonctionnaires issus de la voie professionnelle particulièrement, une éventuelle période de tronc commun devrait être propice au renforcement des savoirs académiques ciblés et nécessaires à l’exercice de leurs futurs emplois. 
Stéphanie Goujon : Nous étions impatients qu’elles arrivent, mais nous n’avons pas attendu ces annonces pour nous engager sur la transformation de la fonction publique. Lancé en 2019 avec la Mission cadre dirigeants du secrétariat général du gouvernement, le programme “Hackers publics”, ou “Innovateurs publics”, a créé une passerelle entre des associations et entreprises sociales d’un côté, et des hauts fonctionnaires de l’autre, pour les faire travailler ensemble. Cette hybridité fonctionne, crée une acculturation et génère des impacts positifs concrets pour la société. Et c’est du gagnant-gagnant car les fonctionnaires s’enrichissent de nouveaux savoir-faire pour inventer les services publics de demain. 

Qu’allez-vous développer dans les mois à venir : actions de mentorat ? Rencontres “inspirantes” ? 
Stéphanie Goujon :
French Impact est en train d’étendre son programme “Hacker public”, avec le Commissariat général au développement durable notamment, pour constituer ces binômes de l’intérêt général : fonctionnaire-entrepreneur social. Il faudrait le déployer dans toutes les administrations ; nous l’avons proposé au ministère de la Transformation et de la Fonction publiques et nous y sommes prêts. Nous réfléchissons également, avec la Mission cadres dirigeants, à des grands défis sous format “hackhaton”, après en avoir réalisé avec succès sur le plan Jeunes ou les enjeux de transition écologique. Pour conclure, notre envie est de coopérer sur ce sujet avec les autres associations de hauts fonctionnaires qui partagent ces constats et qui veulent du concret et qui, comme ENA3C et Intern’ENA, nous ont manifesté ce désir. D’autres échanges sont en cours ! 

Êtes-vous optimistes sur le fait que les choses puissent bouger ? 
Guillaume Hermitte :
Personnellement, oui. Je suis convaincu de la nécessité de répondre à un besoin d’inventer de nouveaux services publics qui apportent de manière différenciée des réponses de même qualité à tous les citoyens, quel que soit leur lieu d’habitation.  Qui sachent produire du “sur-mesure de masse”, face à des besoins sociaux de plus en plus fragmentés et complexes – et donc individualiser des réponses à grande échelle et au plus près des citoyens. Qui développent une meilleure capacité à faire coopérer acteurs publics et privés. Et qui puissent être à la hauteur des exigences de la population, notamment en temps de crise majeure. La crise rend ces transformations d’autant plus nécessaires et peut les favoriser.
Stéphanie Goujon : Aujourd’hui, il y a de nouveaux modes de détection des potentiels, et on sent une ouverture inédite de notre société sur les enjeux de diversité en tous genres. Avec ce que nous traversons, nous ressentons le besoin collectif d’un nouvel élan de vivre-ensemble : tous les ingrédients sont présents pour évoluer, il faut désormais que l’impulsion politique aille jusqu’au bout. Si l’État s’engage à un moment aussi vital sur ce sujet, il doit le faire avec la plus grande détermination.
Anthony Broussillon : Optimistes, il faut l’être ! Le gouvernement affiche sa volonté de transformer la formation des hauts fonctionnaires et leur carrière. Il en va de l’efficacité et de l’acceptabilité de l’action publique, à une époque où elle particulièrement scrutée, commentée et critiquée – souvent à juste titre –, voire, hélas, remise en cause.

Propos recueillis par Sylvain Henry 

Les 3 structures présentées par leurs responsables 
L’association ENA3C :
fondée en février 1992, ENA3C a pour objet de promouvoir l’apport à la modernisation et à la diversité de l’administration que représentent les hauts fonctionnaires issus des secteurs privé, associatif ou local entrés au service de l’État par la voie du troisième concours de l’ENA.
Le French Impact : née d’une initiative gouvernementale, l’association travaille quotidiennement à créer des synergies nouvelles entre les innovations sociales des porteurs de projets en territoires et dans la haute fonction publique.
Intern’ENA est une association d’élèves et d’anciens élèves de l’ENA issus du concours interne, créée en mars 2020. Elle se fixe pour mission d’épauler et de valoriser les élèves internes – c’est-à-dire des agents publics – avant, pendant et après leur scolarité à l’ENA.

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Club des acteurs publics

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