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Le cabinet ministériel à 10, une expérience qui a tourné court

La réduction de la taille des cabinets ministériels a secoué le microcosme politico-administratif et favorisé de nouvelles pratiques. L’administration s’interroge sur l’opportunité de ce mouvement de fond, mis à mal à la sortie de la crise du Covid.

“J’avais oublié ce que c’était que de faire des notes aux ministres !” Ce commentaire d’un directeur d’administration centrale (DAC) formulé durant les premiers mois du gouvernement Castex, nommé pendant la crise sanitaire, en juillet 2020, illustre bien les forces contradictoires à l’œuvre depuis le début du premier quinquennat d’Emmanuel Macron. La réduction des cabinets ministériels de 15 à 10 membres mise en place en mai 2017 par un décret du duo Macron-Philippe a en effet provoqué de nouvelles habitudes de travail que le retour à l’ancien système, décidé dans un deuxième temps, en 2020, par la nouvelle équipe Castex (un relèvement de 10 à 15), a mises à mal. Car plus de conseillers en cabinet, c’est davantage de commandes adressées aux administrations…

Pour Acteurs publics, une dizaine de très hauts fonctionnaires occupant ou ayant occupé des postes de direction de cabinet et de direction d’administration centrale depuis 2017 ont accepté de livrer un retour d’expérience de ces années pas tout à fait comme les autres. La réduction des cabinets à 10 membres avait sérieusement bousculé les habitudes. “On a souffert !” confie un ancien directeur de cabinet pourtant auréolé d’une réputation de bourreau de travail. “Objectivement, ça a été un choc, confirme une directrice d’administration. Beaucoup de gens n’y croyaient pas. Et l’on a parfois assisté à des pratiques de contournement. Dans l’état-major des centrales, la réforme a eu une conséquence pratique : il a fallu que l’on commence à bosser comme dans les cabinets, terminer à 23 heures plutôt qu’à 20 ou 21 heures. Les gens sont prêts à le faire, à condition qu’on leur explique pourquoi et qu’il y ait, derrière, une reconnaissance.” 

Confiance dans l’administration

Le pourquoi a été assez vite assimilé. La stratégie macronienne de 2017 ne procédait pas du cheveu sur la soupe. Elle était bâtie autour d’un constat assez largement partagé au sein de l’administration et forgé au gré des dernières décennies : en finir avec des cabinets-écrans pour remettre en selle les administrations au nom de l’efficacité et de l’efficience collectives. Plus de confiance dans l’administration pour plus de responsabilité. Des cabinets ministériels réduits devaient se concentrer sur la commande et l’arbitrage, en laissant les administrations prendre en charge la mise en œuvre.

Entre la critique, assez facile et consensuelle, de l’ancien système et les premiers effets du basculement dans le nouveau, un gouffre va pourtant se faire jour. Chacun a pu en mesurer toutes les implications. De manière très inhabituelle, la presse se fait l’écho, dès le 22 août 2017, des états d’âme des membres des cabinets, pourtant habitués aux postures de résilience : fatigue, épuisement, etc. Même le mot “burn-out” est lâché. Certains “dircabs” plaident l’assouplissement. Mais le chef de l’État, qui laisse son entourage brosser dans la presse le portrait d’un Président ayant besoin d’à peine 4 heures de sommeil par nuit, tient le cap. Tout juste finira-t-il par concéder, en octobre 2019, le recrutement d’un onzième conseiller par cabinet, chargé du suivi de l’exécution des réformes et des objets de la vie quotidienne (OVQ). Pour mieux mouiller ses ministres. Sur le fond, la division du travail entre cabinets et administrations semble avoir évolué conformément au sens souhaité dans nombre de cas, même si ce mouvement de confiance a dû par ailleurs composer avec une tendance au micromanagement du président de la République, les yeux rivés sur l’exécution et la perception de l’action publique.

Notes plus concises

Concrètement, les cabinets ministériels ont par exemple été portés à délaisser la réécriture des notes émanant des administrations. Une réécriture qui faisait leur marque de fabrique. Émettre un commentaire, éventuellement négatif, sur une note à destination du ministre, du type “erreur d’analyse”, “désaccord complet”, “contraire à notre politique”, oui. Réécrire, plutôt non. En face, les administrations ont dû elles aussi revoir leur copie. “J’ai réalisé un énorme travail de discipline dans ma direction en expliquant à mes équipes qu’une note de 6 pages, ce n’était plus possible, raconte un DAC. Le ministre n’a pas le temps de la lire. Il faut revenir sur les informations importantes dont il a besoin pour décider et se mettre à sa place de lecteur.”

En même temps qu’un effort de concision, les administrations ont été incitées à modifier leur approche du conseil et à monter en gamme. “Il y avait dans les notes une obligation de mise en perspective, de problématisation du sujet, avec derrière un changement de posture de l’administration : « être au service de », apporter des solutions et non plus livrer une expertise avec laquelle le politique est prié de se débrouiller, note une ancienne secrétaire générale de ministère. Ce mouvement participe de la même démarche que celle visant à se dire « je rentre dans le service public » et non plus « je rentre dans l’administration ». C’est une évolution majeure.”

Dans cette configuration, les directeurs d’administration centrale accèdent davantage qu’hier au politique, en fonction des personnalités politiques : multiplication des entretiens avec les ministres ou des participations à certaines réunions de cabinet ou à certaines réunions entre plusieurs ministres. “Au cours de la première année 2017-2018, les DAC étaient très associés au processus politique, relate un directeur de centrale passé en cabinet.Les directeurs pouvaient dire ce qu’ils avaient à dire. J’ai vu, plus que par le passé, des directeurs prendre position, sans se substituer au politique. Et j’ai vécu plein de réunions avec des DAC chez le Premier ministre ou chez les ministres. Mais au fil du quinquennat, ce phénomène s’est estompé. Pourquoi ? Je ne saurais le dire avec précision.”

Sur le plan hiérarchique, la réforme a plutôt eu tendance à remettre au centre du jeu le directeur après de longues décennies durant lesquelles les conseillers avaient pris l’habitude de passer directement commande aux sous-directeurs ou aux chefs de bureau, en contournant le directeur. C’était à la fois un motif d’exaspération et de dysfonctionnement pour le directeur, mais c’était paradoxalement aussi une source de reconnaissance pour les subordonnés dès lors bien identifiés par le politique. Toujours plus près du soleil… Ces deux strates-là semblent s’être un peu éloignées l’une de l’autre, conformément à l’esprit de la réforme. 

Persistance de l’ancien modèle

Mais ce mouvement et la clarification administrative sous-jacente restent tributaires du facteur humain ainsi que de la composition des équipes. Car pour un directeur d’administration, le processus de commande et d’arbitrage dépendra de la “géopolitique” interne au cabinet. En jeu : la ventilation des commandes au sein du comité directeur de l’administration centrale et la capacité à les anticiper pour y répondre rapidement. Pour pouvoir analyser les relations cabinet-administration, comprendre le type de relations qui a cours à l’intérieur du cabinet reste en effet un préalable. “Ce sont aussi les mauvaises relations en son sein, par exemple une relation trop exclusive du ministre avec son directeur de cabinet ou un manque de confiance entre le dircab’ et les autres conseillers, source d’un management autoritaire, qui créent un climat propice à de mauvaises commandes ou à des arbitrages chaotiques, illustre un ex-directeur. Le cabinet à 10 limite évidemment le risque mais il ne l’évacue pas complètement. Un conseiller à la ramasse et qui veut exister, ça arrive…”

Dans certains cas, le pouvoir macronien identifie rapidement ce qu’il considère relever d’insuffisances administratives. De quoi nourrir une persistance sinon une résurgence de l’ancien modèle. Au ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (Mesri) par exemple, le cabinet a continué à fonctionner un peu à l’ancienne, au moins au début, en ne lâchant pas grand-chose de la gestion opérationnelle des projets les plus lourds, en principe dévolue à l’administration centrale. C’est dans le bureau du directeur de cabinet, informaticien de métier, que s’est décidée semaine après semaine l’élaboration de l’algorithme Parcoursup. C’est dans le bureau du directeur adjoint de cabinet qu’a été rédigée la quasi-intégralité du projet de loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants (ORE). Et c’est avec des “mercenaires” du système (des membres des inspections) qu’ont été menées certaines réflexions stratégiques en principe du ressort des deux directions générales. 

“Ce qui s’est passé au Mesri au début reste totalement anormal, relève un observateur bénéficiant d’une vision globale. Le cabinet à 10 peut marcher dans des ministères dotés de directions charpentées et de cadres de très haut niveau. Dans certains « petits » ministères, il a manqué des membres des corps administratifs ou techniques formés pour administrer. La présence, dans l’état-major des administrations du Mesri, d’enseigneurs-chercheurs formés sur le tard au pilotage administratif reste importante pour éviter l’écueil d’une approche hors-sol mais elle n’est pas suffisante en soi. Avec moins de 10 cadres de haut niveau, vous transformez les deux directions [celle de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle d’une part et celle de la recherche et de l’innovation d’autre part, ndlr].”

Lucidité ou storytelling ?

Le retour à un format à 15 conseillers décidé à l’été 2020 a laissé l’administration dubitative. Personne n’a eu exactement la même interprétation de ce renoncement. Pour certains, l’exécutif a fait preuve de lucidité en constatant que le système en place, épuisant sur le plan humain, n’était pas viable dans la durée. D’autant moins viable que la crise sanitaire a créé, sur le long terme, des besoins qui se sont juxtaposés à ceux déjà existants. Et puis les réformes les plus importantes que le Président voulait voir menées en mode commando étaient derrière lui. L’aquilon pouvait se retirer et laisser souffler le zéphyr. 

Pour d’autres observateurs, la crise des “gilets jaunes” et le procès en déconnexion de la technocratie intenté à son issue ont incité le Président à remettre des capteurs politiques dans les cabinets, avec par ailleurs une focale moins centrée sur la réduction du déficit budgétaire laissant toute sa place au storytelling d’un gouvernement au chevet de la France d’après-crise. Pour mettre du liant, nombre des recrutements supplémentaires dans les cabinets ont été opérés dans les métiers de la communication, de la relation aux élus ou à la société civile. Ce qui n’a pas empêché de combler quelques trous strictement “métiers” : un conseiller budgétaire par-ci, un conseiller technique par-là, etc. Pour d’autres observateurs encore, le relèvement de 10 à 15 visait principalement à aider les ministres issus de la société civile qui n’étaient pas parvenus à s’approprier suffisamment leur agenda politique.

La perception des années 2020-2021 reste un peu brouillée même si, dans les conversations, revient le sentiment d’une distance un peu plus grande entre politique et administration à mesure que le niveau de “séniorité” en cabinet a baissé. La séquence, courte, moins dynamique par essence que la première en matière d’impulsion des politiques publiques, résulte d’un double mouvement. Non seulement le nombre de collaborateurs par ministre ou secrétaire d’État a été relevé, mais le nombre de membres du gouvernement a lui-même connu une inflation. Un tic politique de la Ve République. Si le nombre de ministres est resté le même (16) au fil du quinquennat, le nombre de ministres délégués ou de ministres “auprès” a bondi, en cinq ans, de 2 à 14 et celui des secrétaires d’État de 4 à 9, puis à 12. Il pouvait s’agir de récompenser des cadres méritants de la majorité en tenant compte des équilibres entres les différentes chapelles, ou de donner de la visibilité à certains acteurs ou lobbies. Souvent, la nomination permet d’ailleurs de jouer coup double. Inévitablement, les effectifs dans les cabinets ministériels ont explosé : 570 membres au 1er août 2021 contre 310 au 1er août 2018. 

Avis partagés

Le modèle du secrétaire d’État a lui-même évolué. Le secrétaire d’État sans attribution (“ministre junior”, second du ministre en titre), relativement présent au début du mandat, a peu à peu laissé place au secrétaire d’État avec des attributions gravées dans le marbre des décrets. La rivière a repris son lit, générant au passage parfois de tristes caricatures RH comme celle de l’affaire Elimas, du nom de cette secrétaire d’État chargée de l’Éducation prioritaire exfiltrée quelques semaines avant l’élection présidentielle en raison de difficultés managériales, pour employer un euphémisme.

“Les secrétaires d’État nous mettent clairement en difficulté, juge le numéro 3 d’un ministère. Cette organisation multiplie les commandes, segmente les politiques publiques par petits bouts et engendre des conflits de loyauté. Les directions métiers doivent nécessairement en référer au secrétaire d’État, ce qui donne tout de suite une certaine ampleur avec plus d’arbitrage et de coordination. L’information se complexifie.”

À l’heure du bilan coût-avantages, les avis divergent. Convient-il de revenir aux sources du macronisme, et si oui, comment ? Les analyses sont hésitantes et diffèrent même sur la perception générale du microcosme. En témoignent les opinions de ces deux barons d’un même ministère, tous deux acquis à la réforme. Le premier : “Je pense que vous ne trouverez pas beaucoup de collègues pour défendre le relâchement de 2020.” La seconde : “Je pense que nous ne serons pas nombreux à défendre la réforme de 2017.”  La réforme charrie tellement d’enjeux complexes et différents qu’elle rend assez péremptoire une opinion tranchée. "Je dirais qu’on peut revenir à 10, allez, peut-être 12", dit un haut cadre. “Je pense qu’un retour à 10 est prématuré du fait du contexte économique et international, il faut des relais pour construire la sortie de crise assise sur une nation et une économie plus souveraines, juge au contraire un autre. Mais dans un ou deux ans, pourquoi pas revenir à 10 ?” 

Un peu de souplesse dans l’organisation

Aux yeux de certains, l’augmentation du nombre de collaborateurs décidée en 2020 n’a pas totalement remis en cause la philosophie qui prévalait au départ. Car la logique de 2017 reposait sur d’autres piliers que le nombre. “C’est par exemple la première fois que je voyais un pilotage par l’impact, avec des objectifs chiffrés à atteindre et des jalons, partagés entre directeurs, note un haut fonctionnaire. Cela redonne beaucoup de sens à l’action publique et oblige les gens à se mettre autour de la table pour comprendre pourquoi l’impact souhaité n’a pas été atteint.”  De même en 2019, la macronie a voulu insuffler un état d’esprit un peu nouveau en matière d’organisation des administrations centrales : une liberté de proposition est donnée aux administrations pour fixer leur organigramme, avec notamment l’objectif de réduire le nombre d’échelons hiérarchiques, ainsi que pour constituer des équipes projets (assouplissement des conditions de nomination d’experts de haut niveau et directeurs de projet). Si les propositions d’organisation restent soumises à l’accord du ministre, elles ne doivent plus donner lieu à un encadrement réglementaire au fond et à un contrôle interministériel de son respect. 

Un ex-directeur pointe toutefois une promesse non tenue en matière de responsabilisation financière : “On nous avait promis, à l’occasion des réformes de l’administration centrale de 2019, un nouveau monde : si on passait un accord avec Bercy, on serait autonomes pour gérer les effectifs sur la base d’une évaluation des missions et de la charge de travail. Mais quelle que soit la Présidence, j’ai toujours vu la même chose : le même pourcentage de réduction tous les ans ! Et avec un secrétaire général de ministère qui vous dit qu’il ne se sent pas la légitimité pour trancher entre les directions...” Autant de marges de progrès.

Situations particulières

À l’avenir, une nouvelle réforme des cabinets ministériels reposerait une question : la différenciation des situations. En 2017, la règle limitant le nombre de conseillers a surtout beaucoup fait tiquer en coulisse en raison de son caractère uniforme, chaque ministère estimant avoir une singularité à faire valoir. Un ministère très tourné vers l’interministériel et la coordination des politiques publiques ou peu, un ministère très dépendant du Parlement pour faire avancer ses réformes ou très peu, un ministère doté d’un grand nombre de directions d’administration à piloter ou un petit ministère, une entité déconcentrée ou non... tout le monde a été mis dans le même sac au nom de l’acceptabilité politique et de l’autorité de la règle auprès des ministres. 

Tout le monde ou presque. Indépendamment des petites stratégies de contournement utilisées par les uns et les autres notamment pour pallier la fin des conseillers officieux en principe proscrits par le décret, la constitution d’un “cabinet bis” officiel place Beauvau à l’été 2017 a beaucoup choqué même si des arguments d’un certain poids ont pesé. La constitution d’une mission opérationnelle de sécurité et de défense rattachée directement au directeur du cabinet et comprenant 9 membres (policiers, gendarmes et pompiers), tournée vers la gestion de crise, a permis au ministère de l’Intérieur de se hisser au niveau des meilleurs standards officiels de l’appareil d’État : de l’Élysée (état-major particulier), de Matignon et des Armées (cabinet militaire dans les deux cas, en sus du cabinet civil). Avec un mode de nomination des 9 membres qui ne s’inscrit pas dans le temps politique du ministre et conforme à un objectif de continuité de l’État. La mission, qui place le cabinet traditionnel dans une situation plus confortable, a survécu au retour à un format à 15. Ou comment transformer une menace en opportunité.

“La règle à 10 était choquante en ce qu’elle plaçait sur un pied d’égalité les ministères politiquement prioritaires en matière de transformation publique – l’Éducation nationale et le Travail, en l’occurrence pour 2017 – et ceux qui ne l’étaient pas, regrette un très haut fonctionnaire. Si vous avez de gros projets, il faut staffer. On a voulu lutter contre un excès de bureaucratie des cabinets au moyen d’une nouvelle norme bureaucratique. Résultat : on a permis à des ministères prioritaires d’augmenter leurs cabinets en 2020 au moment-même où ils avaient déjà bouclé leurs plus gros chantiers et où leur baisse d’activité leur aurait permis d’envisager le mouvement inverse s’ils avaient été initialement davantage staffés !” Les hauts fonctionnaires constituent les plus redoutables archivistes de l’empirisme administratif.

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