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Michel Sapin : “2022 sera une année où l’on va compter les sous”

La dichotomie entre les dépensiers et Bercy donne lieu à des jeux de rôles peu satisfaisants, estime l’ancien ministre de l’Économie et des Finances, qui affirme par ailleurs que la programmation budgétaire globale – et non ministère par ministère – reste indispensable. Une interview parue le 10 novembre 2021.

Quel jugement portez-vous sur le “quoi qu’il en coûte” ?
L’ensemble des gouvernements a bien réagi. L’idée de calibrer le surplus de dépenses publiques sur les moins-values en termes de production et de PIB était intelligente et elle a été globalement mise en œuvre de manière cohérente, que ce soit vraiment concertée ou par la force des choses. J’observe que l’Europe a utilisé les dispositions des traités pour suspendre les règles contraignantes. C’est une réponse à tous ceux qui critiquent la rigidité et la capacité d’adaptation de nos institutions européennes. Pour la seconde fois, après la grande crise financière, la Commission a, sans barguigner, suspendu l’application des règles. Elle a su utiliser intelligemment ses marges de manœuvre. Elle a su aussi – lentement, difficilement, avec une série de freins institutionnels comme l’unanimité – mettre en œuvre ce qui est la bonne réponse au niveau européen, c’est-à-dire une réponse commune, collective, solidaire : un emprunt européen à très faible taux d’intérêt et permettant ensuite de calibrer cette aide européenne en fonction des situations de chacun des pays. Dans cette période, les autorités monétaires et budgétaires ont bien réagi et l’Europe a fait un saut qualitatif extraordinaire. L’enjeu reste désormais de savoir comment transformer ce saut qualitatif pour la suite, que ce soit en termes d’investissements ou de développement économique, mais aussi de maîtrise des finances publiques. Il est évident qu’il ne peut pas y avoir de désordre des finances publiques si, par ailleurs, nous avons la même monnaie. Je note que la France a malheureusement utilisé la situation pour ne pas faire que de l’anti-Covid ou des investissements d’avenir. Elle a mis en œuvre des dépenses de fonctionnement récurrentes que l’on va retrouver plus tard.

À quelles dépenses faites-vous allusion ? 
À deux dépenses en particulier. L’une que je considère comme illégitime : la suppression des impôts de production. Cela n’a aucun effet pour faire face à la crise. C’était simplement la satisfaction de l’une des vieilles revendications du Medef qui peut se justifier lorsque l’on a des capacités budgétaires, mais pas aujourd’hui. Il s’agit d’une erreur grave qui coûte quand même 10 milliards par an. Une autre dépense a trait au financement du “Ségur de la santé”. Je n’en conteste pas la légitimité. Ces deux dépenses n’étaient tout simplement pas en rapport direct avec la crise du Covid car ces dépenses annuelles se poursuivront après le Covid. 

Ceux qui pensent que tout a changé et que des critères de convergence et de maîtrise de déficits ne réapparaîtront pas se trompent.

Comment imaginez-vous la fin du “quoi qu’il en coûte” ? 
Il existe évidemment un premier point difficile à apprécier : les rebonds éventuels de l’épidémie. On peut en connaître encore des conséquences en termes de ralentissement d’activité ou de désordre des marchés. Face à cette incertitude, il faut rester vigilant et en capacité de réagir. Mais une chose est certaine : le retour à la normale est en train de s’amorcer sur les marchés. Dans le même temps, les autorités monétaires annoncent tout à la fois qu’elles vont rester très attentives et qu’il ne faut pas prendre de décisions brutales mais que l’on se dirige vers un retour à la normale. Les flots de liquidités déversés à juste titre sur les économies vont se restreindre partout. Chacun le sait : lorsque les marchés voient quel est le chemin, c’est-à-dire celui du rétrécissement, ils amplifient le phénomène et anticipent la décision à venir. C’est souvent d’ailleurs voulu par les autorités monétaires, qui créent des phénomènes d’anticipation parfois assez brutaux. Nous sommes aujourd’hui rentrés dans cette zone-là avec un premier effet : la fin de l’argent gratuit. Les raisonnements (souvent irresponsables) sur le thème “ça ne coûte rien, donc on peut emprunter comme on veut” commencent à être bousculés. Les gens sérieux savent que ce qui coûte le plus cher, ce n’est pas tant de financer les déficits nouveaux que de refinancer les déficits anciens. Nous avons traversé tout une période – que j’ai connue en qualité de ministre des Finances – où à la fin de chaque année, on parvenait à refinancer à moins cher que le taux précédent, donc on gagnait de l’argent. En cet automne, on rentre dans un mécanisme inverse, avec un refinancement des prêts plus coûteux que lorsqu’ils avaient été conclus. 

Que peut-on prévoir au niveau européen ? 
Ceux qui pensent que tout a changé et que des critères de convergence et de maîtrise de déficits ne réapparaîtront pas se trompent. Vous ne pouvez pas fonctionner avec une unité monétaire sans un minimum de coordination budgétaire. Je ne parle pas d’une politique budgétaire commune, mais a minima d’une coordination.

La question d’un nouveau transfert de souveraineté peut-elle se poser ? 
Non, pas aujourd’hui. Un certain transfert budgétaire est amorcé par le financement par projets et non par États. Il existe de fait déjà un transfert de compétence au sens non formel du terme : on partage la décision sur les grands investissements puisqu’il faut présenter un programme.

Les règles de Maastricht peuvent-elles être révisées ? 
La situation pousse à revoir la mécanique et la règle : qu’intègre-t-on dans le périmètre ? La règle était tellement rigide que l’on trouvait toujours une bonne raison pour ne pas l’appliquer réellement. Le critère d’endettement par rapport au PIB est complètement dépassé. Pour respecter le critère des 60 %, vous devez être largement en dessous de 3 % de déficit. Je souhaite que l’Europe profite de la période où les cadres eux-mêmes ont été dépassés pour ne pas revenir exactement aux mêmes cadres, déjà obsolètes au moment de la crise de l’euro survenue à l’été 2011.

Nous avons souvent dévié des règles avant la crise. Peut-on appréhender les règles différemment de manière à mieux les respecter ?
Il faut avoir en tête l’objectif de l’euro : il s’agit d’un outil économique, financier mais qui reste avant tout un outil politique. Je suis toujours très agacé quand j’entends le procès fait aux “disciplines de Bruxelles”. C’est facile de dire que c’est la faute des autres plutôt que la nôtre. La réalité, c’est que si nous avions été tout seuls, la situation aurait été bien pire : nous aurions dû être encore plus rudes vis-à-vis de nous-mêmes. Isolés, nous ne bénéficierions plus des taux d’intérêt relativement faibles compte tenu de la masse d’argent que nous empruntons. L’Europe va bouger sur ces critères, mais il en existera toujours à respecter. Cette discipline collective sera voulue par une très grande majorité des acteurs de l’euro. En Allemagne, par exemple, rien ne différencie les 3 grands partis arrivés en tête aux dernières élections législatives sur cette question : ils ont tous la même vision du point de vue monétaire et du point de vue budgétaire. Ils n’ont pas forcément la même vision sur les choix de dépenses ou de recettes, mais ils ont exactement la même vision sur le solde. Le jour où les marchés s’apercevront que l’Allemagne et tout le Nord de l’Europe reviendront à une logique de sérieux, ils différencieront le traitement des pays à l’intérieur de l’Europe. La Banque centrale européenne va elle aussi diminuer l’ampleur de son intervention et ne pourra plus agir de la même manière. On se retrouvera dans une situation assez proche de celle de 2011, avec des différenciations à l’intérieur de la zone euro. Pour des raisons à la fois de bon sens et liées à la cohésion européenne, mais aussi pour des motifs touchant à la mise en œuvre des mécanismes européens, 2022 sera une année où l’on va compter les sous. 

Au bout du bout, le seul outil réel sera la décision politique : accepter de prendre des décisions difficiles sur certains sujets comme les retraites ou les affaires sociales et la santé.

Pensez-vous que l’on en arrive à certaines décisions difficiles, comme l’accentuation de certains déremboursements de dépenses de santé ? 
Il est difficile de se projeter sur ce type d’outils mais cela ne sert à rien de penser que l’on va échapper à une décision politique sur cette question. Elle viendra plus vite que l’on ne le pense, même si nous baignons en ce moment dans l’illusion du “quoi qu’il en coûte” et dans une période électorale peu propice à ce genre de réflexion.

Entre baisse du déficit et résorption de la dette, où se situe le plus gros enjeu ? 
Aujourd’hui, il existe deux mythes, deux rêves, qui sont aussi deux mensonges. Le premier consiste à laisser penser que l’on peut annuler la dette ou une partie de la dette. Vous ne pouvez annuler votre dette que le jour où vous n’avez plus besoin d’emprunter. Le deuxième mythe, c’est de laisser penser que la seule croissance peut permettre d’arranger les choses, y compris en jouant sur l’inflation. Ce ne serait possible qu’avec des croissances qui se situeraient de manière régulière entre 3 et 4 %. Je vois bien qu’aujourd’hui, on se glorifie du taux de croissance mais sans rappeler que c’était - 8 % l’année précédente. Dans les prochaines années, 2 % seront un maximum. À ce rythme, pour passer d’un endettement de 120 % du PIB à 60 %, il faudra du temps… Dans ce contexte, la question du pilotage des équilibres de finances publiques constitue un vrai sujet. Cela suppose une capacité de maîtrise de la dépense et une capacité d’action intelligente sur les impôts. Nous ne sommes pas dans la bonne période pour parler de hausse d’impôts mais il faut bien l’avoir en tête. Aujourd’hui, personne ne peut assurer qu’il n’augmentera pas, en 2022 ou en 2023, le taux de TVA de 20 à 21 ou 22 %. Mais personne n’en parle… On a déjà augmenté ce taux dans une période où l’inflation était nulle. Cette hausse ne s’est donc pas fait vraiment sentir. Dans la période actuelle, elle se verrait davantage, avec un effet évident sur le pouvoir d’achat. 

Dans la période qui s’ouvrira après la présidentielle, quel rôle le Parlement peut-il jouer ? 
Le Parlement était très actif à un moment donné sur ces sujets-là et en particulier au moment de l’adoption de la Lolf, en 2001. Il l’est moins aujourd’hui.

Dans une époque faite de crises, on a le sentiment que la prévision et la programmation budgétaires deviennent des éléments très volatils, relatifs, presque dérisoires… 
La crise des “gilets jaunes” a provoqué des dépenses non prévues. C’était une erreur. C’était davantage une crise due à la non-considération de certains citoyens que la crise de l’argent, même si chacun a essayé de prendre ce qu’il pouvait prendre à la faveur de cette crise. La programmation budgétaire globale – et non ministère par ministère – ainsi que la coordination entre Sécurité sociale, collectivités territoriales et État restent indispensables. Pour autant, au bout du bout, le seul outil réel sera la décision politique : accepter de prendre des décisions difficiles sur certains sujets comme les retraites ou les affaires sociales et la santé.

En matière d’effectifs de l’État, il est de bon ton de soutenir la réduction de la voilure. Mais les marges de manœuvre restent limitées si on regarde les enjeux actuels.

Normer plus fortement la gestion des finances publiques est-il souhaitable ? 
Non. Ce serait faire croire que le droit peut l’emporter sur certaines considérations sociales ou politiques. C’est avant tout une question de responsabilité du discours politique, j’y reviens. Les gens ne croient pas globalement au discours de facilité même s’ils l’apprécient dans l’instant. Vous verrez : le discours autour des gabegies de l’État reviendra très vite, y compris dans la bouche de restaurateurs sauvés grâce à la dépense publique et dont on entend parfois dire qu’ils ont eu des revenus supérieurs durant la fermeture de leurs établissements qu’avant la pandémie !

Dans le débat, s’installe l’idée que le maximum des efforts a été fait sur les dépenses de fonctionnement de l’État et que les gros gisements d’économies ne sont désormais plus localisés que dans les dépenses d’intervention. Qu’en pensez-vous ?
C’est mathématique. Le seul budget de fonctionnement aujourd’hui totalement payé par l’emprunt, c’est celui qui finance les dépenses d’intervention. Vous empruntez pour payer des retraites et des médicaments. Ce système peut fonctionner dans une période de crise, mais pas sur le long terme. L’affectation de recettes au remboursement de la CRDS [la contribution pour le remboursement de la dette sociale, impôt qui existe depuis 1996, ndlr] paraît incontournable. En matière d’effectifs de l’État, il est de bon ton de soutenir la réduction de la voilure. Mais les marges de manœuvre restent limitées si on regarde les enjeux actuels. Prenez l’éducation nationale : il faut en augmenter les effectifs, qui pèsent déjà pour la moitié. Même chose pour la justice et la police. Pendant très longtemps, les armées ont constitué la variable d’ajustement, jusqu’en 2013-2014 et la réévaluation de la menace terroriste. Donc, si vous regardez, la dynamique reste en réalité partout à la hausse, sauf à Bercy, marqué ces dernières années par des réductions d’effectifs notamment en raison de la mise en place du prélèvement à la source, dont on ne peut pas dire qu’il ait dégradé la qualité du service public. C’est même le contraire ! Cette réforme que j’ai initiée a permis de gagner en fluidité, et dans certains cas, en cordialité, en dépit même des fermetures de trésoreries, qui sont toujours une douleur.

Les gens savent très bien que la situation ne peut pas durer. Ils sont partagés entre le plaisir du moment et une certaine conscience des difficultés futures.

La crise des “gilets jaunes” a quand même fait ressortir une demande de services publics, notamment dans les territoires ruraux. A-t-on dépassé la question de la réduction des effectifs initiée depuis la Révision générale des politiques publiques ?
Non, il reste encore des gains de productivité dans certaines administrations du fait de l’organisation du travail et de la montée en puissance du numérique. Mais la pression éducative et les besoins en formation – notamment professionnelle – rappellent qu’il existe une demande à la hausse. N’oublions pas que nous nous situons dans une bosse démographique.

Du point de vue budgétaire, quel défi identifiez-vous pour les administrations et leurs managers ? 
La dichotomie entre les dépensiers et Bercy – ou Matignon quand il joue le rôle de régulateur, l’Élysée ayant souvent tendance à jouer la dépense – reste assez désagréable. Ces jeux de rôles sont assez insupportables et ne donnent généralement jamais des choses très subtiles. Il vaut mieux un ministère dépensier qui connaît d’entrée de jeu la règle et fera ses propres choix à l’intérieur d’une enveloppe globale qui lui est attribuée. 

Quel rôle l’opinion peut-elle jouer ? La peur d’un défaut de remboursement ne semble pas prendre…
Les gens savent très bien que la situation ne peut pas durer. Ils sont partagés entre le plaisir du moment et une certaine conscience des difficultés futures. Mais beaucoup ont compris l’enjeu de long terme.

Notre histoire montre que dès que l’on rentre dans le détail catégoriel, les bons sentiments s’envolent…
D’où la nécessité d’être juste et solidaire. Comment pouvez-vous faire passer un discours d’effort quand vous avez commencé par récompenser les “premiers de cordée” considérés comme les plus riches ! Pour certains, le seul effort qu’ils puissent fournir, c’est de payer un peu plus même si je suis conscient que le rétablissement de l’ISF ne changera pas structurellement notre situation financière. Mais la notion d’acceptabilité reste fondamentale pour crédibiliser la notion d’effort collectif.

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