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Tony Brando : “Ce qui aurait pu être une réforme systémique ambitieuse laisse une impression en demi-teinte”

Ce qui aurait pu être la réforme systémique la plus ambitieuse depuis les années 1980 et l’occasion de libérer l’administration de certains modes de fonctionnement quelque peu désuets laisse une impression en demi-teinte, analyse pour Acteurs publics Tony Brando, de l’association des jeunes fonctionnaires FP21. Mais des avancées sont réelles.

En tant que jeunes agents publics, que vous inspire la suppression de l’ENA, à l’association FP21 ?
L’ENA ne sera pas supprimée : elle sera renommée, décloisonnée, peut-être modernisée, mais les grands principes qui la structurent demeurent. Les épreuves du concours d’entrée restent inchangées et le classement de sortie ne devrait pas être supprimé. Ce qui aurait pu être la réforme systémique la plus ambitieuse depuis les années 1980, et l’occasion de libérer l’administration de certains modes de fonctionnement quelque peu désuets, laisse une impression en demi-teinte. Nous pouvons saluer le tronc commun entre les 13 écoles du service public et l’ouverture de la formation sur le monde universitaire et de la recherche : cela va dans le sens d’une administration décloisonnée, ouverte sur la société et d’un dialogue interfonctions publiques renforcé que nous appelons de nos vœux à FP21. Nous avons justement créé un rendez-vous associatif mensuel, les “Petits dej FP21”, au sein desquels des agents publics mais aussi des universitaires interviennent devant des jeunes agents des 3 fonctions publiques sur des enjeux contemporains, tels que le gouvernement ouvert, les sciences comportementales appliquées aux politiques publiques, les enjeux d’inclusivité de ces politiques publiques, mais aussi sur une réflexion plus profonde autour du new public management et les moyens de le dépasser. 
L’accent mis sur l’expérience de terrain et sur la non-affectation automatique aux grands corps de l’État est aussi à saluer : la culture du guichet doit remplacer la culture de la norme pour renouer avec la confiance de nos concitoyens. Si certaines annonces apparaissent ambitieuses, plusieurs incertitudes demeurent, pour lesquelles nous attendons des précisions : les lauréats du concours interne devront-ils retourner faire leurs armes sur le terrain, alors que beaucoup d’entre eux en viennent ? À quoi sert le classement de sortie si les futurs “administrateurs de l’État” seront affectés selon les besoins puis selon les mérites ? Sur quels critères la future direction interministérielle chargée de ce nouveau “corps” évaluera-t-elle ces futurs cadres de l’État ? Par ailleurs, le Président n’avait-il pas exprimé, lors de son discours du 25 avril 2019, son souhait de mettre fin aux grands corps ? Les grands corps de l’État demeureront dans le futur dispositif et ils peuvent apparaître comme un aboutissement, une “récompense” laissant supposer que l’expérience de terrain ne serait qu’un passage obligé et non pas une voie d’excellence. Si le recrutement et la formation des hauts fonctionnaires sont de puissants leviers pour accélérer les transformations, la nécessité d’associer davantage les agents de terrain ne doit pas être occultée. Le modèle de l’énarque, col blanc de l’Administration, qui aurait le monopole de la conception des politiques publiques quand d’autres agents seraient chargés de leur exécution (notamment les attachés et les agents de catégories B et C) doit être dépassé pour des méthodes de conception plus collaboratives, transparentes et ouvertes. Déjà dans les années 1960, Michel Crozier (dans Crise et Renouveau dans l'administration française) regrettait que la haute fonction publique française soit prisonnière de “modes de raisonnement conservateurs qui permettent aux individus de briller, mais les détournent des fonctions d’innovation auxquelles on les destinait”.

Si les classes préparatoires et les concours “talents” sont un progrès, ces dispositifs demeurent des rustines sur un problème plus global. En effet, nous savons que les concours tels qu’ils existent peuvent largement favoriser les biais discriminatoires.

Quelles devront être les matières enseignées ? Que devra proposer le nouvel institut/la nouvelle école ?
Plutôt que de décrire un programme scolaire, il faut proposer une méthode. Les jeunes agents publics du réseau FP21 expriment aujourd’hui des besoins clairs en termes de compétences, notamment autour de la transformation numérique, de pratiques écoresponsables, du management et de la prise de décision. Ainsi, avant d’élaborer le tronc commun de cette future école, il conviendrait de réaliser un diagnostic régulier des compétences qui manquent aux agents dans l’exercice de leurs missions et d’anticiper celles qui seront nécessaires dans les prochaines décennies pour que cette formation y réponde de façon proactive ! Une étude actuellement menée par Brieuc du Roscoät pour France Stratégie sur les compétences transversales qui favorisent l’innovation et la transformation au sein des organisations publiques et privées recommande de développer des “formations-actions”, très appréciées dans les pays nordiques au sein des écoles du service public. Pour dépasser les types de formations trop théoriques, le rapport recommande des séquences pédagogiques pendant lesquelles les élèves travaillent en équipes, dans un temps contraint, afin de proposer des solutions opérationnelles sur des dispositifs publics qui n’atteignent pas leurs cibles. L’approche “centrée usagers” devrait aussi avoir une place dans le tronc commun de l’ISP [l’Institut du service public, le nom que portera la future école, ndlr] en tant que levier essentiel à la pertinence des politiques publiques.

L’un des enjeux est celui de l’attractivité de la fonction publique, en baisse, et de sa représentativité. Comment avancer sur ces enjeux ? 
Comme l’a souligné le Président, la question de la rémunération des agents est un fort levier d’attractivité. L’accent ne peut pas être exclusivement mis sur celle des hauts fonctionnaires titulaires. La question de la rémunération des autres catégories, des contractuels et jeunes entrants doit être posée. Beaucoup de jeunes se détournent de l’administration parce que le secteur privé propose des salaires et des perspectives plus attractifs en sortie d’études. Il y a aussi les managers de proximité – acteurs clés dans une organisation – qui doivent gagner en marges de manœuvre. Le phénomène des “bullshit jobs” n’a pas épargné la fonction publique et les activités de reporting ont pu prendre le pas sur leurs missions premières d’encadrement. Mais l’enjeu demeure la réforme des concours d’accès. Si les classes préparatoires et les concours “talents”, annoncés en début d’année, sont un progrès dans cette voie, ces dispositifs demeurent des rustines sur un problème plus global. En effet, nous savons que les concours tels qu’ils existent dans leur forme actuelle peuvent largement favoriser les biais discriminatoires. Ils incitent à l’apprentissage par cœur au détriment de l’analyse, les références valorisées par les correcteurs sont souvent convenues et élitistes. Par exemple, l’exercice de la dissertation n’est pas neutre de par les compétences rhétoriques qu’il requiert. S’il est normal qu’un concours sélectionne, nous pouvons questionner les critères de sélection et les personnes qui les conçoivent. 

Propos recueillis par Sylvain Henry 

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Club des acteurs publics

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