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La multiplication des agences complique la gouvernance européenne

Organismes péri-institutionnels créés pour soutenir Bruxelles sur des questions très techniques, les agences européennes sont une cinquantaine. Leur conseil d’administration étant contrôlé par les États membres, elles font évoluer le principe d’équilibre institutionnel, surtout depuis les crises migratoires et les questions relatives au respect de l’État de droit.

Le 29 juin dernier, les parlementaires européens ont voté la création de l’Agence de l’Union européenne pour l’asile. Cette nouvelle structure remplacera le bureau européen d’appui en matière d’asile et devra rendre plus uniformes les différents régimes d’asile entre les 27 États membres. Il s’agira “d’un centre d’expertise à part entière qui ne soit plus tributaire des informations et de l’expertise fournies par les États membres”, comme l’indique la proposition initiale de la Commission européenne.  

Dès 2024, la nouvelle agence contrôlera les conditions d’accueil des demandeurs d’asile dans les États membres, le respect des droits fondamentaux, la protection des enfants et le respect des procédures. Six ans après la crise des migrants, les 500 experts de l’organisme apporteront aux gouvernements nationaux un soutien pour qu’ils soient plus efficaces dans le traitement des dossiers de demande d’asile. Ceux-ci pourront demander l’aide de l’agence en cas de pic des demandes.

Cette future agence sera sans doute suivie d’une autre, consacrée, celle-ci, à la santé. La Commission européenne devrait en effet proposer, d’ici la fin de l’année, une Autorité de préparation et de réaction en cas d’urgence sanitaire. Près de deux ans après les débuts de la pandémie de Covid-19, l’objectif sera de renforcer la résilience de l’Union européenne (UE) face aux menaces transfrontières pour la santé et de stimuler la recherche en la matière.  

Premières structures créées en 1975

Ces 2 agences s’ajouteront aux 48 existantes qui ont été créées au fur et à mesure de l’approfondissement du marché unique. “Ces organismes européens et les pouvoirs qu’ils exercent sont typiquement des pouvoirs autrefois exercés par les autorités des États membres”, souligne Merijn Chamon, professeur de droit à l’université de Gand. Elles ont généralement été créées lorsque certaines tâches qui étaient auparavant une compétence nationale exclusive nécessitaient d’être exercées au niveau de l’UE. 

Les deux premières agences ont été instituées par le Conseil de l’Union européenne à partir de 1975 comme organes communautaires décentralisés, et concernaient la formation professionnelle et les conditions de vie et de travail. La deuxième vague de création d’agences est intervenue dans les années 1990 puis au tournant des années 2000, comme réponse de l’Union européenne aux crises politiques, environnementales ou sanitaires. Médicaments, agriculture, formation, culture, santé, environnement, drogues, propriété intellectuelle, sécurité maritime, communications électroniques ou encore garde-frontières… De nombreux domaines sont concernés et les différences de taille entre les agences sont importantes ainsi que celles de leurs statuts.nFait surprenant, les agences ne sont pas prévues dans les traités originaux de l’UE. “Il faut attendre les traités de Maastricht en 1992 et de Nice en 2001 pour que le droit originaire fasse expressément mention d’Europol – l’agence de répression de la criminalité – et d’Eurojust, agence de coopération judiciaire”, explique Mehdi Rostane, professeur de droit public à l’université d’Aix-Marseille et directeur de Sciences Po Aix. Elles emploient aujourd’hui près de 10 000 personnes (contre 42 000 à la Commission européenne) et bénéficient d’une dotation de 2,5 milliards d’euros pour leur fonctionnement.  

Domaines de haute technicité

Le développement rapide de ces organismes a été nommé “agenciarisation” ou “agencification”, comme pour traduire une banalisation du recours aux agences comme mode de fonctionnement institutionnel de l’Union européenne. Il s’agissait pour la Commission d’accroître son capital de compétences existant dans des domaines de haute technicité. “Les États membres y voient un moyen de renforcer, aux yeux de citoyens trop souvent désabusés, la visibilité d’une Europe “concrète”, ajoute l’universitaire.

La création d’agences permet à la Commission de se recentrer sur ses missions essentielles de conception, d’initiative politique et de contrôle du respect du droit de l’Union. “L’Union et ses États membres épousent une révolution consistant à créer, en marge des chaînes hiérarchiques classiques, des centres de gestion autonomes jouissant d’un haut degré d’expertise et étroitement connectés aux réalités d’un milieu, poursuit Mehdi Rostane. Les agences jouissent d’une autonomie de gestion et de moyens leur permettant, par exemple, de recourir largement à des personnels contractuels.” Pour le professeur, la Commission estime que les agences contribueraient de manière décisive à renouveler la gouvernance de l’Union européenne. “Elles sont l’un des avatars les plus tangibles d’une gouvernance européenne cédant aux injonctions d’une culture managériale”, conclut-il.

En ce qui concerne leur gouvernance, les agences ont généralement un directeur général (très puissant), nommé pour cinq ans environ, qui est supervisé par un conseil d’administration (CA) ou un comité de surveillance dont les membres sont généralement nommés par les États membres (un chacun) et la Commission (un ou deux au total). Edoardo Ongaro, professeur de management du droit à l’Open University, en Grande-Bretagne estime que les agences “sont, en fin de compte, un instrument des institutions politiques, c’est-à-dire le Conseil de l’UE et la Commission, mais suffisamment distinctes et distantes pour assumer une certaine responsabilité.” 

Entre centralisation et autonomie

Ce modèle remet-il en cause le principe d’équilibre institutionnel patiemment façonné au fil des traités européens ? Le professeur de sciences politiques Didier Georgakakis juge que cette configuration fait de la Commission “la seule institution détenant le code commun à cet ensemble”. En créant les agences, elle donnerait naissance à un modèle où elle énoncerait les règles du jeu. Spécialiste du droit européen au King’s College de Londres, Takis Tridimas y voit, lui, un “compromis en or”, une formule à la fois centralisée et respectueuse des intérêts des États membres.

Comme les agences sont autonomes, leur stratégie est fixée par le CA mais dans le cadre de leur mission, établie lors de leur création… par la Commission. “Même si la politique d’une agence est décidée par le CA, qui est dominé par des représentants des États membres, ceci est fait en dialogue avec la Commission, relève Merijn Chamon. La plupart des agences dépendent financièrement d’une subvention du budget général de l’UE, négocié par les États membres.” Son de cloche différent de la part de Jarle Trondal, professeur du département de sciences politiques de l’université d’Oslo : “L’agencification a surtout contribué à renforcer les pouvoirs de la Commission car les agences ont tendance à développer des relations étroites avec les directions générales de la Commission.”

La multiplication des agences contribue notamment au développement d’un État administratif européen à plusieurs niveaux, qui intègre les structures administratives aux niveaux national et européen. D’où un paradoxe : “Ces tendances tendent à remettre en cause la souveraineté politique des pouvoirs exécutifs nationaux mais, en même temps, augmentent leurs capacités de facto en matière de gouvernance administrative à plusieurs niveaux”, note Jarle Trondal.

De l’avis des observateurs, l’Union européenne évolue vers une gouvernance plus articulée, de type réseau, dans laquelle une pluralité d’acteurs jouent un rôle. Cette forme d’organisation, qui peut être plus souple et efficace, tend néanmoins à complexifier les processus d’action car elle pose des problèmes de coordination des politiques.  

Rôle consultatif ou opérationnel ?

Les débats sur la réforme de l’agence Frontex, qui regroupe les garde-côtes et garde-frontières, constituent un bon exemple des limites de l’agencification, soumise aux ondes de choc produites par les différentes vagues d’immigration vers l’Europe. “Cette conviction que la règle peut tenir lieu de politique est mise à mal dès lors que l’Union doit faire face à un événement inhabituel par son ampleur et ses conséquences, écrit Mehdi Rostane en conclusion d’un colloque sur Frontex. Dit autrement, la politique ne se réduit ni à un assemblage d’organes et ni même à une collection de règles éthérées. (…) S’en tenant à une approche essentiellement bureaucratique, l’Union n’est pas parvenue à susciter un aggiornamento du cadre institutionnel de la politique d’asile et d’immigration.”

Les agences pourraient-elles aider l’exécutif européen dans sa politique vis-à-vis de certains États ? L’attitude de la Hongrie par rapport au respect de l’État de droit constitue une épine dans le pied de l’Union européenne, qui hésite quant aux mesures à prendre. Il existe une Agence des droits fondamentaux de l’UE, dont le rôle est essentiellement consultatif. Dans un rapport paru en mars dernier, les sénateurs Philippe Bonnecarrière et Jean-Yves Leconte écrivent que le mandat de l’agence “mériterait sans doute d’être révisé de façon à ce qu’elle exerce des activités plus opérationnelles”. Par exemple, dans le déclenchement et le suivi de la procédure de l’article 7 du traité sur l’Union européenne, qui vise l’hypothèse où un État membre violerait les principes sur lesquels sont fondés l’Union européenne. “Cela nécessiterait de réviser les statuts de l’agence, ce qui est juridiquement difficile et aurait un résultat ambivalent, explique Édouard Dubout, professeur en droit public à l’université Panthéon-Assas. L’avantage serait une certaine forme d’objectivité et de dépolitisation de la question. Mais l’inconvénient serait un certain manque de légitimité des membres de l’agence pour déterminer la souhaitable forme de démocratie (plus ou moins “libérale”) dans les États membres.” Bref, en dépit de l’évolution de la gouvernance européenne et du rôle des agences, c’est toujours à la Commission de faire de la politique.
 

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