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Olivier Babinet : “Le numérique est à l’origine d’une vraie révolution pour refonder notre système de santé”

“Une mobilisation générale pour une révolution numérique en santé montre son efficacité après deux décennies d’échecs”, s’enthousiasme l’expert numérique à l’Agence nationale de la performance sanitaire et médico-sociale (Anap) Olivier Babinet. “Toutefois, ajoute-t-il, sur le terrain, l’essai n’est pas encore transformé.” Il met aussi en garde sur “l’impact du numérique sur la charge mentale des professionnels de santé”. 

Santé numérique ou e-santé, hôpital numérique, identité nationale de santé (INS), dossier patient informatisé (DPI), dossier pharmaceutique (DP), dossier usager informatisé (DUI), mon espace santé (MeS), dossier médical partagé (DMP), messagerie sécurisée en santé (MS Santé), e-prescription, e-carte Vitale, e-carte professionnelle de santé (e-CPS), Pro Santé Connect, compte-rendu et lettre de liaison dématérialisés, système d’archivage et de transmission d’images (PACS), système d’information radiologique (RIS), robots chirurgicaux, prise de rendez-vous médicaux en ligne, télésanté, objets connectés, données de santé, Health Data Hub, Règlement général sur la protection des données (RGPD), intelligence artificielle (IA) en santé, Mooc en santé…

Cette rafale de termes nouveaux a fait naître en une quinzaine d’années un lexique riche, à mesure que le numérique s’installe et impacte notre système de santé.

Tout au long de l’e-parcours du patient, devenu e-patient, de sa prise de rendez-vous en ligne au diagnostic assisté par l’intelligence artificielle, utilisant la télésanté ou navigant dans le labyrinthe de l’hôpital numérique, nous allons décrypter la manière dont la transformation numérique du système de santé bouleverse les organisations, les pratiques et les métiers et, en creux, la relation entre professionnels de santé et patients.

Montée en puissance de l’“e-patient 3.0”

Le temps du patient “ignorant”, qui consulte passivement son médecin “omniscient”, touche à son terme. L’ère qui s’ouvre est celle de l’“e-patient”, celui qui s’informe sur Internet, recueille ses données de vie réelle sur sa balance ou sa montre connectée au décours de ses consultations.

Le patient souhaite participer activement à la prise en charge de sa maladie au travers d’actions ­préventives. En s’auto-évaluant pour anticiper des complications, il devient garant de sa santé au quotidien et trône au centre de gravité des politiques de santé.

Les exigences du patient évoluent. Il souhaite créer une véritable relation de partenariat avec le médecin.

Cette nouvelle donne modifie considérablement la relation patient-médecin en réduisant l’asymétrie d’information. Les exigences du patient évoluent. Il souhaite créer une véritable relation de partenariat avec le médecin. Ce rééquilibrage bouscule les certitudes de plus d’un professionnel de santé.

En plein essor, les plates-formes de prise de rendez-vous médicaux en ligne, dont Doctolib est le leader incontesté en France, sont devenues incontournables et séduisent patients et professionnels de santé. Ce nouveau service rendu modernise et simplifie considérablement l’accès aux soins.

Ubérisation des tâches administratives en santé

Désormais, le patient peut obtenir, modifier ou annuler lui-même une consultation ou un examen d’imagerie médicale 24h/24 et 7j/7 depuis son téléphone ou son ordinateur, simplement, sans se déplacer, sans passer des heures à essayer de joindre un standard téléphonique. De leur côté, les organisations et professionnels de santé peuvent optimiser leur planning et diminuer les coûts de secrétariats médicaux.

De même, la préadmission gérée en ligne par le patient lui-même, qui permet de numériser les documents administratifs nécessaires (pièce ­d’identité, carte Vitale, attestation de mutuelle, consentement…) et de réserver différents services hôteliers (chambre simple, lit pour un éventuel accompagnant, repas spécifiques…) fluidifie le flux de patients et l’organisation de l’attente au guichet disparaît lors de l’admission.

La télésanté améliore l’accès aux soins

La crise sanitaire du Covid-19 a “boosté” les outils numériques en santé. Le confinement a en particulier généralisé la télésanté au sens large, qui englobe les 5 actes de la télémédecine (téléconsultation, télé-expertise, télésurveillance, téléassistance et télérégulation médicale) et le télésoin. Dans tous les cas, il s’agit d’une innovation organisationnelle et non, comme on l’entend parfois, d’une innovation médicale qui impliquerait une nouvelle façon de soigner.

La chronicisation des maladies, principale cause de morbidité et de mortalité, suppose de repenser totalement les prises en charge. Dans ce contexte, la télésanté a sa carte à jouer.

Les actes de télésanté apportent une amélioration certaine de la prise en charge du patient en perte d’autonomie

À titre d’illustration, dans un Ehpad et un établissement pour personnes en situation de handicap, les actes de télésanté apportent une amélioration certaine de la prise en charge du patient en perte d’autonomie : elle permet d’assurer une présence médicale en établissements médicosociaux 24 h/24, 7 j/7.  Et tout le monde s’y retrouve : le patient, les professionnels de l’établissement, les urgences de l’hôpital, l’économie du système de santé.

Même si les professionnels de santé sont encore ensevelis sous des tonnes et kilomètres de documents papier qui les privent d’un temps précieux pour se consacrer comme ils le souhaiteraient aux patients, la gestion des informations administratives et médicales liées à la prise en charge d’un patient est profondément modifiée au travers de la numérisation progressive des données. Un hôpital dit numérique est un hôpital qui tend vers le “zéro papier”.

Hôpital numérique

L’époque du dossier médical du patient sous format papier est révolue. Sa numérisation progressive dans le dossier patient informatisé (DPI) pour les structures de santé, dans le dossier usager informatisé (DUI) pour les services et établissements médico-sociaux résout les problèmes liés au stockage physique (espaces et conditions de stockage, accès aux dossiers, partage d’information entre acteurs de santé).

Tout au long de la chaîne, chaque métier est bousculé.

Un établissement de santé dispose d’une multitude d’autres outils numériques pour la gestion administrative du patient (GAP), la gestion des blocs opératoires, le serveur de résultats des examens de biologie médicale, les logiciels d’aide à la prescription médicale et à la dispensation des médicaments dans une pharmacie à usage intérieur, la traçabilité des dispositifs médicaux implantables, le système d’information pour stocker et partager les images et comptes rendus en imagerie médicale, un outil “Bed Management”, la gestion numérique de la restauration des patients en chambre, l’utilisation de l’IA pour la codification des actes en tarification à l’activité (T2A)… Hors des murs, un outil numérique public, ViaTrajectoire, propose une aide à l’orientation personnalisée aussi bien dans le champ sanitaire que dans celui du médico-social.

La prise en charge sanitaire et médico-sociale est profondément transformée avec l’avènement récent du numérique.

Afin d’accélérer cette numérisation de l’ensemble du processus de prise en charge, le financement de l’informatique médicale a été soutenu par des aides financières successives de l’État au travers de différents programmes. Le dernier d’entre eux, le programme Ségur du numérique en santé, est un investissement inédit de 2 milliards d’euros, dont 600 millions dans le secteur médico-social et une ambition : “généraliser le partage fluide et sécuriser des données de santé entre professionnels et usagers pour mieux soigner et accompagner” et passer de 10 millions à 250 millions de documents médicaux échangés par an d’ici fin 2023 !

Le rôle des professionnels de l’accueil confirmé

L’impact sur les organisations sanitaires et médico-sociales est majeur car l’ensemble du processus documentaire est dorénavant harmonisé et réglementé grâce à des référentiels et services socles, depuis les admissions, où le patient doit disposer d’une identité unique et pérenne, une identité nationale de santé (INS) qualifiée, jusqu’à l’envoi des documents de sortie dans le dossier médical partagé (DMP) du patient dans son espace sécurisé, Mon espace santé. D’autres services socles sont en cours de déploiement, en particulier l’échange d’informations médicales entre professionnels, et entre les professionnels et les patients au travers de la messagerie sécurisée de santé (MS Santé).

Tout au long de la chaîne, chaque métier est bousculé. Si l’on ne prend que les accueils, l’identitovigilance exigée à l’admission d’un patient transforme le rôle des secrétaires. On leur demande encore plus de rigueur pour obtenir en front line une INS qualifiée.

De très bonnes formations dans les ­établissements de France et de Navarre ont permis à la fois de relativiser la charge supplémentaire imaginée et de confirmer le rôle toujours plus essentiel des professionnels de l’accueil afin que les dossiers de sortie des patients cheminent vers Mon espace santé sous le bon format. C’est un changement de paradigme majeur !

Une mobilisation générale pour une révolution numérique en santé montre son efficacité après deux décennies d’échecs. Et le modèle national se décline au niveau européen.

La cybersécurité, vers un changement concret de mentalité

Cette transformation numérique rapide des établissements de santé et médico-sociaux entraîne une vulnérabilité accrue de leurs systèmes d’information.

Quand un hôpital fait l’objet d’une cyberattaque, les décisions s’enchaînent à vive allure dans un contexte d’incertitudes majeures : lancer les investigations informatiques, vérifier l’état des données de santé, faire un état des lieux sur le terrain pour vérifier ce qui fonctionne et ne fonctionne pas (les centrales de surveillance dans les soins intensifs, la réanimation et la néonatologie), stopper le flux d’arrivée de patients adressés par le Samu aux urgences tant qu’on ne sait pas si les patients sont en sécurité, transférer les patients au tableau clinique sévère pour ne prendre aucun risque, rétablir des circuits humains sans outils informatiques pour les plateaux médico-techniques essentiels que sont la biologie, l’imagerie médicale et la pharmacie. Le tout dans un format dégradé “papier-crayon” et sans téléphonie... In fine, tout repose sur les femmes et les hommes : les équipes doivent se mobiliser avec beaucoup d’ingéniosité et d’agilité pour trouver des solutions.

Face à cette augmentation constante du risque “cyber” dans les établissements de santé, dont les données personnelles constituent une “mine d’or”, la question pour les établissements de santé n’est plus de savoir si l’on va subir une cyberattaque mais quand !

Des actions de sensibilisation, de prévention, organisationnels et réglementaires de la cybersécurité s’accélèrent aussi bien dans les établissements de santé que médico-sociaux. La question des moyens alloués à la cybersécurité reste néanmoins le nerf de la guerre.

Les applications de l’IA dans la santé

La peur et les fantasmes alimentent un débat dans lequel il est bien difficile d’extraire ce que va être la réalité de l’IA [intelligence artificielle, ndlr] dans le secteur de la santé, même si les enjeux semblent immenses. Une chose est certaine : même si elle ne les remplace pas, l’IA est en train de bouleverser profondément la façon d’exercer les métiers de la santé.

Les applications de l’IA dans un parcours de santé couvrent aussi bien le dépistage que le diagnostic et le traitement des maladies. L’Anap [l’Agence nationale de la performance sanitaire et médico-sociale, qui accompagne les professionnels du système de santé dans l’évolution de leurs pratiques et de leurs organisations liée aux innovations numériques ndlr] a commencé à recenser des solutions qui fonctionnent dans des établissements1.

Même si elle ne les remplace pas, l’IA est en train de bouleverser profondément la façon d’exercer les métiers de la santé.

L’IA a surtout un fort potentiel à l’étape du diagnostic, en s’appuyant sur les techniques de deep learning qui permettent de localiser une anomalie sur une image. Compte tenu du grand nombre de clichés stockés dans les PACS (Picture Archiving and Communication Systems), l’imagerie médicale est une des spécialités où l’IA a le plus grand impact dans le diagnostic, en particulier celui des cancers. L’IA est également en train de révolutionner une autre discipline médicale reposant jusqu’à ce jour sur l’examen au microscope des organes, des tissus ou des cellules pour repérer des anomalies liées à une maladie : l’anatomopathologie. Les lames sont dorénavant numérisées à très haute résolution pour être analysées par ordinateur. La pathologie numérique [ou microscopie virtuelle, ndlr] transforme profondément la pratique et apporte des bénéfices indiscutables : un gain de temps médical, une vision globale des sections tissulaires, la possibilité de mesures et annotations sur l’image, une comparaison plus aisée avec les prélèvements antérieurs, le partage du cas pour un deuxième avis2.

L’enthousiasme massif pour les technologies liées à l’innovation basée sur l’IA en santé ne doit pas faire oublier les risques et enjeux juridiques et éthiques associés à son développement. Depuis quelques mois, le buzz sur ChatGPT (OpenAI) et Bard (Google), prototypes d’agents conversationnels s’appuyant sur l’IA, relance le débat !

À juste titre, l’État a imposé le périmètre du terrain de jeu dans lequel les acteurs de la santé numérique peuvent créer leurs figures libres.

Face à cet immense défi sanitaire et médico-social, la santé numérique ou e-santé est à l’origine d’une vraie révolution pour refonder favorablement notre système de santé. Les organisations, les pratiques des professionnels de santé, impactées de plein fouet, sont en train de se transformer pour appréhender les enjeux à venir. Mais attention au mode opératoire, car la fin ne justifie pas toujours les moyens !

À juste titre, l’État a imposé le périmètre du terrain de jeu dans lequel les acteurs de la santé numérique peuvent créer leurs figures libres. Autrement dit, on est passé d’un ensemble sans cohérence à une ruche où chacun a son rôle. C’est le principe de l’État plate-forme, gardien de l’intérêt général. Sur ce volet, les pouvoirs publics sont au rendez-vous.

Toutefois, sur le terrain, l’essai n’est pas encore transformé. Les nouvelles solutions numériques en santé doivent répondre aux besoins et être évaluées par les professionnels de santé et usagers concernés. Elles doivent faire l’objet de formations, communications et règles éthiques appropriées. Le numérique en santé n’est plus l’affaire exclusive des directions informatiques et achats des établissements, qui elles-mêmes ont un mal fou à recruter des compétences nouvelles.

Face au technostress des cyberattaques, au flux continu de données médicales, à la pression de la réactivité, à la perte de temps avec des solutions parfois ni ergonomiques ni interopérables, l’impact du numérique sur la charge mentale des professionnels de santé est un sujet qui émerge et qui devra également être pris en considération.

[1] Plate-forme https://ia.anap.fr.
[2] Publication sur l’anatomocytopathologie, Anap, 2023.

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