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Télétravail et services publics : 4 défis à relever d’urgence

Dans une tribune pour Acteurs publics, le Cercle de la réforme de l’État, qui regroupe des hauts fonctionnaires, des experts et des universitaires, appelle à saisir les opportunités de transformation offertes par le développement du télétravail.

Dès 1992, la Datar imaginait le développement du télétravail, pratique porteuse en théorie, aussi bien en matière de progrès social que d’aménagement du territoire. On connaît cependant sa très faible mise en œuvre jusqu’en mars 2020, aussi bien dans les entreprises qu’au sein de l’État et des collectivités territoriales. 

La crise sanitaire a servi de formidable accélérateur à ce mode de fonctionnement pour les services publics, avec des réussites remarquables – mais aussi des difficultés de premier ordre, aussi bien vis-à-vis des publics que des fonctionnaires, ceux qui étaient concernés par le télétravail comme ceux qui en étaient exclus. La pandémie a ainsi mis en lumière l’urgence d’une réflexion profonde sur le modèle organisationnel et managérial des services publics de demain.

Les changements opérés pendant la crise ont été mis en place dans l’urgence, souvent improvisés dans une situation qui poussait à trouver des solutions rapides et parfois hors normes. Il s’agit maintenant de penser une transformation pérenne des services publics autour d’organisations hybrides, combinant travail en présentiel et télétravail, avec un management refondé autour de la confiance et de la performance.  

Une impulsion nécessaire

Pour faire aboutir cette réflexion, des défis importants doivent être relevés et trois remarques générales s’imposent au préalable.

La première est que la grande diversité des organisations publiques et de leur environnement impose une contingence des modèles organisationnels à adopter. En effet, les formes possibles et efficaces du télétravail dans une administration dépendent de multiples facteurs : nature des missions et des activités, relations avec les citoyens, lien avec les autres administrations, stade de développement et d’interopérabilité des équipements et applicatifs informatiques, culture de l’organisation, etc. C’est donc chaque administration qui doit dessiner le modèle organisationnel et managérial le plus adéquat à sa situation, en imaginant et articulant mode distant, mode de communication avec le public, place du télétravail, organisation physique de l’espace, modes de communication interne, etc. Des instructions trop centralisées et uniformes ne peuvent aboutir qu’à des organisations inadaptées.

La deuxième remarque est que le télétravail ne peut fructueusement se développer que sur un terreau favorable : en particulier la dématérialisation des procédures, la mise en place d’outils numériques performants, la reconfiguration des activités par rapport aux missions, des services de maintenance et d’assistance performants. À cet égard, plus la numérisation des tâches, des procédures, de la documentation (archivage) était déjà engagée par les administrations d’État, territoriales et hospitalières, plus elle a permis et accéléré le passage au télétravail. 

De même, un certain nombre d’organisations avaient déjà engagé préalablement à la crise des réflexions organisationnelles (par exemple sur les modalités d’accueil distant et physique des publics, ou sur des formes de contrôle en partie à distance), parfois concrétisées par des accords sociaux au sein des établissements, qui ont facilité la mise en place du télétravail. 

Enfin, notons que quatorze mois après le début du premier confinement, la réflexion et la mise en place d’instruments, d’organisations et de méthodes adaptés sont encore loin d’avoir abouti dans nombre d’administrations, ce qui révèle la nécessité d’une impulsion, à concilier avec l’initiative et la responsabilité au plus près du terrain.

Dans ce contexte, le secteur public est confronté à 4 grands défis : réinventer l’organisation collective de chaque administration ; reconfigurer le management autour du couple confiance et performance ; construire les réponses adaptées aux publics les plus éloignés du numérique ; et prendre en compte les interactions du télétravail avec certaines politiques publiques majeures, en repensant nombre de celles-ci en conséquence. 

Réinventer l’organisation collective de chaque administration 

L’idée d’un télétravail comme libérté accordée ponctuellement aux agents dans leur vie personnelle ne tient plus quand le télétravail devient une pratique généralisée. Il faut passer à un mode de télétravail conçu dans le cadre pérenne d’une organisation hybride combinant travail à distance et travail en présentiel. Le télétravail peut alors devenir une ressource (et non une contrainte) pour l’employeur et pour la puissance publique et, simultanément, un vrai levier de qualité de vie pour les agents. 

De nombreux bouleversements ont été observés à l’occasion de la crise. La nature même des tâches et leur répartition entre niveaux de qualification (notamment la distinction entre conception et exécution), sont affectées. La pertinence des processus administratifs est interrogée. Le rôle du manager est modifié, et l’encadrement intermédiaire voit son rôle profondément transformé. L’organisation des interactions nécessaires à l’efficacité du service, à la qualité des échanges interpersonnels et à l’intégration des nouveaux arrivés, jeunes en particulier, est à réinventer.  

Le travail, dans sa forme traditionnelle, a toujours été reconnu comme source d’identité, de reconnaissance et de lien social pour les agents. S’il est porteur de contraintes, il peut être aussi pour beaucoup un lieu de liberté. En supprimant le lien direct avec la hiérarchie, les collègues, les publics, le télétravail remet en cause ces fonctions essentielles pour les agents. Beaucoup subissent en outre les effets potentiellement déstabilisateurs du télétravail sur la répartition des tâches et les équilibres au sein de la famille.  

Dans ce contexte, la motivation de l’agent est essentielle : la continuation du travail par d’autres moyens, à domicile ou sur un tiers-lieu, la charge mentale qu’il représente dans son domicile, la mince séparation entre espace privé et espace du travail – voire l’absence totale de séparation en raison de la taille des logements – obligent le manager à prendre en compte ses contraintes, tout en devant par ailleurs le responsabiliser.

Parallèlement, il est nécessaire, au niveau des collectifs de travail, service ou équipe, de redéfinir ensemble des règles de vie au travail assurant la qualité des échanges au sein des unités : détermination des temps de présence sur site, modalités des réunions distantes ou physiques, établissement et partage des comptes rendus, formes de réunions portant à débat ou préparation collective, etc. L’importance du collectif informel, les moments d’enrichissement interpersonnel, avant ou après les réunions, bref les moments de convivialité, doivent être pris en compte par le manager pour le meilleur bénéfice de la communauté de travail. Or c’est ce qui a fortement manqué pendant la crise. Et qui, souvent, manque encore. 

La mise en place d’organisations hybrides, permettant un équilibre pertinent et durable entre présentiel et distanciel, nécessite donc une réflexion approfondie sur l’organisation collective où la valeur ajoutée de chacun doit être redéfinie. En évitant toute césure entre ceux (souvent des cadres A) qui ont accès aux postes télétravaillés et enchainent les “visios” comme modes de régulation, et ceux (souvent des personnels B et C notamment dans les collectivités et les hôpitaux) dont la situation de travail s’incarne sur le terrain, ce qui par ailleurs expose davantage. C’est un investissement à consentir et cela doit impliquer l’ensemble des collectifs de travail, y compris dans le cadre d’un dialogue social renouvelé avec les représentants syndicaux locaux. Le chantier est vaste, mais c’est une opportunité de réinventer les services publics. 

À chaque administration de refonder à la fois son organisation mais aussi son contrat social avec les agents, selon ses domaines et ses compétences, dans une démarche participative tournée vers les usagers et les missions de service public. 

Reconfigurer le management autour de la confiance et de la performance 

Le modèle du management command and control, assurant le bon fonctionnement d’une unité grâce à une gestion fondée sur la présence physique de proximité, qui permet écoute et transmission de consignes dans l’immédiat, ne suffit plus dans des services publics où les agents deviennent en partie “invisibles” de leurs “chefs”. Il était de toute façon, dans bon nombre de cas, déjà remplacé par un management “à la performance” s’attachant davantage aux résultats. Modalité qui semble devoir se développer avec le télétravail.  

Or, parallèlement, les expériences récentes de télétravail ont fait apparaître des tendances à la formalisation – renforcement de l’écrit –, à la taylorisation des tâches, à l’accroissement des reportings. Un phénomène qui doit inciter à la vigilance, face au risque du développement d’un management exclusivement focalisé sur des indicateurs quantifiés. Une telle évolution contribuerait à la perte de spontanéité et à la déshumanisation du travail déjà constatées pendant la crise, et pourrait en outre avoir des conséquences graves sur l’engagement des agents et leur progression professionnelle, ou sur la connaissance du travail nécessaire à l’agilité et l’innovation organisationnelles.

Les nouvelles pratiques des managers doivent se construire autour de trois éléments :  
•  la capacité à fixer des objectifs clairs et pertinents, ce qui est loin d’être simple et nécessite un travail d’élaboration en commun avec les agents ;  
•  la confiance accordée aux agents, traduite par des pratiques concrètes : écoute et coaching, mais aussi autonomie renforcée et responsabilisation effective ;  
• une capacité à mobiliser et animer le collectif de travail, aussi bien à distance qu’en présentiel.

Le développement d’un management de la performance équilibré, fondé sur ces principes, devra s’appuyer sur la formation. Y compris dans les pédagogies innovantes du codéveloppement, tels que l’échange de bonnes pratiques, le travail en réseau, le coaching ou le mentorat. Ce mode de management devra en outre être au cœur des règles d’évaluation et de promotion de l’encadrement, à commencer par l’encadrement supérieur. 

Construire des réponses adaptées aux publics les plus éloignés du numérique 

La mise en place du télétravail a mis en lumière les difficultés de certains usagers. Un service public à distance demande en effet aux usagers équipement technologique, agilité dans la relation avec l’administration, capacité d’organisation et de traitement à distance, et plus simplement, aptitude à l’expression écrite.

Certaines activités des administrations régaliennes ont été considérablement bousculées, car assumer certaines tâches, par exemple la délivrance de titres, ne pouvait jusqu’ici s’opérer que par le contact avec le public. La mission de service public social – comme les guichets d’aides où s’effectue la consultation des agents par les personnes les plus fragiles – a été partiellement assurée à distance durant la crise, mais le service des personnes les plus démunies, personnes âgées, handicapées, à faibles revenus, ou encore mal à l’aise avec l’expression écrite et/ou avec l’usage du numérique – qui représentent au total plusieurs millions de personnes – implique le maintien d’un service physique d’accueil de proximité. 

Pour éviter que les nouveaux usages excluent toujours plus certaines catégories de populations et donnent aux agents publics eux-mêmes l’impression de dénaturer leur mission de service public, l’accompagnement et l’accueil des usagers les plus éloignés du numérique doit rester une priorité des services publics concernés. Cela nécessite un travail sur l’offre de contact à distance – notamment téléphonique –, des modalités de formation et de monitorat adaptées aux publics en difficulté – dans des tiers-lieux par exemple, mais aussi via le développement de structures d’accueil comme les maisons France Services –, et des modalités d’organisation dédiées, désormais à concilier avec le télétravail. Une réflexion qui doit s’appuyer sur les avancées des grands réseaux d’administration publics et être coordonnée avec l’action menée au niveau national, mais encore inaboutie, pour réduire la fracture numérique. Le télétravail oblige donc demain à revoir la mission d’accueil, car le contact avec l’usager, l’administré, est vital. 

Prendre en compte les interactions du télétravail avec les politiques publiques majeures

Le moment que nous vivons, à l’aube de la transition qui semble s’ouvrir, est précisément le bon pour anticiper sans les subir les dynamiques potentiellement durables, s’agissant tout particulièrement des politiques publiques d’accompagnement qu’il s’agit de définir. Plus largement, il faut repenser bon nombre de politiques publiques.

C’est sans doute sur l’activité au sein des territoires – et entre eux – que l’impact du télétravail devrait être le plus marquant. Alors que seuls 38 % des travailleurs pratiquent régulièrement le travail à distance, l’influence du télétravail sur le marché de l’immobilier – des bureaux, des résidences principales et aussi des résidences secondaires – commence à questionner les décideurs. La mise en cause des modèles économiques des transports se pose également – les grands opérateurs considèrent la perte durable du nombre de voyageurs à plus de 10 %. Les nouveaux choix de vie des télétravailleurs interrogent plus globalement l’adaptation des services rendus aux usagers, ainsi que la politique d’urbanisme commercial, et ouvrent des perspectives inédites aux politiques d’aménagement du territoire et de développement durable. Les pouvoirs publics, les entreprises et les télétravailleurs eux-mêmes en sont les acteurs.

Les expériences du télétravail mesurées sur certains territoires ont révélé que des plans de mobilité préfectoraux contribuent au télétravail et à un aménagement intelligent. La crise a été un accélérateur et dans le Territoire-de-Belfort, par exemple, les deux tiers des postes (des 15 administrations qui y sont présentes) ont été considérés comme télétravaillables. 

Dans les nouveaux lieux de résidence et donc de travail, les services doivent s’adapter et offrir un cadre permettant l’exercice du travail et des nouvelles convivialités qui l’accompagnent. Il faut créer des tiers-lieux, de nouveaux espaces de travail plus proches des agents, et cela doit imposer, dans le très court terme, de revoir l’ensemble de l’usage et de l’affectation des locaux et de repenser la politique immobilière de l’État.

La puissance publique – services de l’État aussi bien que collectivités territoriales – doit prendre en compte ces considérations dans la réflexion sur le télétravail pour, notamment, renouveler son approche des mobilités et des modes de déplacements, l’organisation de la ville, la stratégie numérique, les politiques de cohésion des territoires – et notamment les relations de réciprocité entre métropoles et espaces ruraux… C’est donc un très large ensemble de politiques publiques qui doit être repensé.

Il s’agit ici d’un impératif non seulement pour répondre à de nouvelles pratiques sociales appelées à s’enraciner, mais aussi dans une optique d’attractivité. Attractivité pour inciter les jeunes à s’engager dans le service public et à contribuer à ce renouveau des politiques publiques et de leur management opérationnel. Mais aussi plus largement attractivité de la France, dans une mondialisation où la plupart des pays sont confrontés aux mêmes enjeux de relance et d’efficacité, et disposeront d’un avantage comparatif pour attirer les investissements et les talents s’ils savent offrir des infrastructures numériques, des capacités de logement, des modes d’organisation du travail adaptés et des emplois répondant aux aspirations de beaucoup, notamment de jeunes, qui aspirent à exercer un métier en télétravail. 

Il apparaît ainsi urgent de s’engager résolument dans cette transformation durable pour construire le service public de demain. Les organisations publiques ont été poussées, crise oblige, à des évolutions rapides, souvent improvisées. Elles pourraient préfigurer et stimuler une reconfiguration en profondeur des modèles organisationnels et managériaux des services publics. L’impérieuse nécessité sanitaire de la mise en place du télétravail a constitué un catalyseur de cette réflexion, un accélérateur d’initiatives, d’évolutions et d’innovations, un stimulant à la réflexion managériale publique.

Cette opportunité doit être saisie et à cet égard, le secteur public se doit d’être exemplaire. D’abord pour assurer l’égalité de tous les usagers et le service des publics les plus fragiles ; mais aussi pour répondre aux situations de tous les agents publics, y compris quand leur métier n’est pas compatible avec le télétravail. Les impacts potentiels du développement du télétravail sur de multiples politiques publiques exigent ensuite une cohérence globale et engagent la responsabilité de la puissance publique.

La diversité des missions – régaliennes, opérationnelles ou économiques et sociales – et des situations des organisations publiques – en matière d’équipements, de relations avec les publics et les autres acteurs du territoire – appelle des réponses très différentes et parfaitement contingentes. La définition concrète des modalités du télétravail et de leur insertion dans une organisation collective relève donc du management opérationnel et non pas de textes réglementaires nationaux. Ce qui n’empêche pas un cadrage national sur des principes communs, à condition qu’ils visent à impulser une dynamique et non à prétendre tout régir. 

Les multiples dimensions de la mise en place du télétravail en font un chantier très ambitieux, nécessairement innovant, qui ne pourra se développer que sur la durée, à travers tâtonnements et expérimentations, mais auquel une impulsion doit être donnée à tous niveaux. C’est en même temps l’occasion de redonner sens et efficacité aux services publics, en impliquant tous ceux qui le font, au quotidien.

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Club des acteurs publics

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