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“Tenir l’État”, “se faire juge des faux-semblants” ? La haute administration en plein doute existentiel face à l’hypothèse RN

Tenus à un devoir de réserve, les hauts fonctionnaires s’interrogent sur l’attitude à adopter en cas d’arrivée du Rassemblement national (RN) au pouvoir. Pris dans un étau entre la défense de certaines valeurs et l’appartenance à une fonction publique de carrière, chacun réfléchit sur la façon d’appréhender le futur rendez-vous démocratique des élections législatives et ses conséquences en matière de gestion de l’État.

Groggy, dans le flou. Une semaine après un dimanche 9 juin aux allures de coup de tonnerre, les hauts fonctionnaires se perdent en conjectures sur une dissolution que personne n’attendait. À l’effet de sidération, s’ajoute le poids de la responsabilité, notamment au ministère de l’Intérieur et dans les préfectures, chargés d’organiser maintenant en quinze jours un scrutin crucial qui nécessite d’habitude six mois de préparation. Le tout avec la pression liée à la tenue des jeux Olympiques, qui dramatise l’enjeu.

Acteurs publics a interrogé plusieurs hauts fonctionnaires de plusieurs ministères et de plusieurs générations. Peu de coups de menton ou de propos définitifs, même si certains réfléchissent sérieusement à démissionner. Il est urgent d’attendre, entend-on le plus souvent. Mais chacun patiente en se posant des questions. Beaucoup de questions à propos d’une arrivée au pouvoir du RN, que certains comparent au choc de l’alternance de 1981 : l’arrivée de la gauche, alors restée éloignée du pouvoir depuis vingt-trois ans, et avec en son sein plusieurs ministres communistes, en pleine guerre froide.

“On reste et on tient l’État”

Dans les couloirs, on en parle, mais pas dans les mêmes termes en fonction des cultures des milieux administratifs et des degrés d’affinité professionnelle entre collègues. “Tout le monde en parle, note une préfet de département. La question de l’arrivée du RN est déjà dans l’air depuis quelques années, mais elle restait théorique. On s'était mis dans la tête que si le RN arrivait au pouvoir, ce serait dans une configuration de présidentielle, avec une présidente de la République. Là, le Président qui nous a nommés reste en poste. On est dans autre chose. La posture que je vois prédominer chez les collègues autour de moi, à ce stade : c’est « on reste et on tient l’État, en s’assurant de la légalité de ce qui est fait ».”

“Pour autant, j’ai des chefs de service qui commencent à me poser des questions et qui se posent eux-mêmes des questions, poursuit ce préfet. Je ne dis pas qu’ils sont prêts à partir, mais ils se demandent « comment ma vie va changer ? » J’ai des policiers, des gendarmes dont je sais qu’ils vont être confrontés sans doute à des enjeux d’ordre public très durs dans les jours qui suivraient une victoire du RN. Et dans ces moments-là, tout le monde regarde le chef. Est-ce que votre devoir, c’est d’assumer ce rôle de chef, de tenir la baraque en rappelant les grands principes et sans être déloyal au nouveau gouvernement ? Ou est-ce que votre devoir, c’est de dire : « Je suis nommé en Conseil des ministres parce que je suis le représentant personnel de ce gouvernement-là » ?”

Dans d’autres ministères, où les rapports entre collègues sont plus feutrés, on discute sans forcément beaucoup s’étendre. “À la cantine, avec mon équipe, on en a un peu parlé, on s’est dit que ça allait être compliqué. J’ai évoqué le fonctionnement mais nous ne sommes pas allés beaucoup plus loin dans la conversation, relate une directrice d’administration centrale passée par le secteur privé. Je suis rattrapée par ma biologie administrative qui consiste à rester dans une forme de réserve alors que quand je bossais dans le privé, je parlais beaucoup plus politique avec les collègues. Mais quand on y réfléchit, c’est cette neutralité qui est à la base de notre capacité à surmonter les alternances”. 

Démission ou résistance passive

Les conversations dépendent aussi du niveau de politisation des intéressés. “Dans l’hypothèse d’un gouvernement RN, je démissionne séance tenante, c’est clair et net, indique un préfet en poste en administration centrale et par ailleurs très politique. J’ai toujours pensé ainsi. Le geste génial du PR fait que ça peut devenir une réalité. Dans la corpo préfectorale, certains s’accommoderont très bien de la situation, il n’y a pas de raison. D’autres seront dans la tentative d'accommodement, d’autres appelleront ça de la résistance passive. Je n’ai pas envie d’être loyal et de servir des gens avec qui je ne partage rien et qui accomplissent des choses contraires à l’intérêt du pays.” 

“J’entends beaucoup de hauts fonctionnaires du centre droit ou du centre gauche qui essaient de relativiser en se disant « oui, ben on ne les aide pas. Ce n’est pas ce qu’on aime, ce n’est pas ce qu’on est. Mais il faudra bien composer avec eux ”, relève pour sa part un patron d’établissement public assez marqué politiquement et qui se garde bien de livrer son propre sentiment. Un certain nombre se rassure en se disant « le RN aura besoin de composer avec la haute fonction publique de toute manière. Donc il n’y aura pas de spoils system, ils seront bien obligés de s’appuyer sur nous ». J’entends pas mal ça”. 

Un très haut fonctionnaire abonde : “Dans un premier temps, le RN surjouera peut-être la respectabilité envers la haute fonction publique. Mais est-ce que, de façon consciente ou inconsciente, claire ou pas claire, à un moment, on ne va pas nous demander quand même une adhésion ou est-ce que cela va se faire sur une espèce de surveillance à long terme ? Par exemple une évaluation de notre ardeur à appliquer une circulaire plus problématique que les autres ?” 

Les hauts fonctionnaires titulaires d’un emploi à la décision du gouvernement font également état des traditionnels questionnements, notamment entendus lors de la campagne présidentielle de 2022 : partir, c’est déserter, prendre le risque d’être remplacé par un profil moins sourcilleux et plus perméable aux pressions, voire adhérent de la vision politique de la nouvelle équipe. Et puis partir pour aller où ?

Conflit intérieur

Le niveau de conscience politique influera sur les décisions. La force du réseau et la nature du métier aussi, en ce qu’ils créeront une inégalité entre ceux qui recourront assez facilement à des plans B et ceux qui n’y ne pourront y accéder. Car ceux qui demanderont à être relevés de leurs fonctions, sans alternative, prendront le risque d’attiser la susceptibilité de leur ministre de tutelle, en quête d’autorité et de crédibilité, et de devenir “tricards”, avec le plus souvent une réintégration automatique dans les corps d’origine et la relégation indemnitaire induite par la perte des hautes fonctions. Le petit monde des collectivités territoriales pourrait prendre les allures d’un possible refuge.  

Dans ce contexte, chacun se questionne sur “sa” ligne rouge en son for intérieur, mais sans la force du réel. Ce n’est qu’en fonction du cas de conscience posé dans le cadre de son emploi qu’une réflexion pourra vraiment être menée, disent plusieurs sources interrogées. En attendant, le débat reste sur des principes. 

“Le Rassemblement national a fait beaucoup d’efforts y compris dans son programme pour lisser ses idées, analyse un des directeurs de cabinet ministériel du gouvernement Attal. La vraie question consiste à se demander : « est-ce que vous croyez à cette normalisation, ou est-ce que vous n’y croyez pas et pensez qu’il s’agit d’un faux-semblant ? » Qui suis-je, moi haut fonctionnaire, pour décider à la place des Français de ce qui est un faux-semblant et ce qui n’en est pas un ? C’est là que se situe le conflit intérieur chez les individus : est-ce que je m’instaure moi-même juge de ce faux-semblant ou est-ce que j’attends d’avoir les preuves que ce parti ne se situe effectivement pas dans l’arc républicain et qu’il place les agents dans une position instrumentale ? Je sens beaucoup de gens mal à l’aise sur ce sujet.” 

Quels profils dans les cabinets ministériels ?

Dans les conversations, revient une autre question : le RN pourra-t-il s’appuyer sur un vivier suffisant lors de la constitution des cabinets ministériels ? Poser la question revient à s’interroger, en creux, sur le degré de pénétration au sein de la haute administration de l’idéologie RN “customisée” par Marine Le Pen. Dans le cadre de la stratégie de dédiabolisation initiée depuis près de vingt ans, la fille de Jean-Marie Le Pen a cherché à séduire la haute fonction publique avec un discours très policé : attachement à un État fort et à une fonction publique de carrière, critique du spoils system et même défense des corps de la haute fonction publique, ciblés par la clivante réforme de l’encadrement supérieur portée par Emmanuel Macron en 2021 et opérée au moyen d'une ordonnance.

“L’adhésion est à mon sens très minoritaire, mais je pense qu’il y aura des préfets et des sous-préfets qui iront en cabinet, estime un préfet de département. Il y en a qui bossent déjà dans l’ombre. La haute fonction publique est issue du peuple et reste traversée par les mêmes changements sociétaux et politiques. Ceux qui iront pourraient être tentés de se justifier en se définissant comme garants du bon fonctionnement de l’État et du respect de certains principes. Mais ils seront dès lors perçus différemment par leurs pairs. L’emploi en cabinet implique un niveau d’adhésion supérieur à celui d’un emploi à la décision du gouvernement.”

“La constitution du cabinet dépendra aussi beaucoup de la personnalité du ministre, note une « star » de Bercy qui estime que les cadres dirigeants de ce ministère ont plutôt tendance à classer le RN en dehors de l’arc républicain. Mais un élargissement du gouvernement, par exemple à des figures de la société civile jusque-là perçues comme républicaines (un grand patron, par exemple), peut avoir un impact sur l’attractivité supérieur à celui qu’entraînerait la nomination d’un hiérarque du parti.”

Le spectre de l’“ingouvernabilité”

Autant que le “risque RN”, une autre inquiétude agite la haute administration : celle d’une possible ingouvernabilité, et du rôle très particulier qui serait dévolu en pareil cas à l’administration. Les hauts fonctionnaires se sont habitués depuis deux ans à un présidentialisme mis en minorité, avec 250 députés sur 577 au lieu des 289 requis pour être majoritaire. Les résultats du 7 juillet pourraient donner un vainqueur, mais encore moins bien doté en nombre de sièges. Et cette fois sans possibilité de dissoudre pendant un an. Tout juste le Président aurait-il la possibilité de démissionner, sans que ce geste ne livre en lui-même la solution à l’équation politique. “Pour le moment, j’ai plutôt le sentiment que le débat en interne porte beaucoup sur les principes et l’hypothèse d‘une majorité RN, mais que les hauts fonctionnaires ne se sont pas encore beaucoup projetés sur les mondes intermédiaires”, relève un directeur de cabinet ministériel.  

“Certains parmi nous pensent que le Parlement va se trouver encore plus morcelé qu’il ne l’est aujourd’hui, avec sans doute un groupe RN important, mais ensuite un émiettement, s’inquiète un sous-directeur d’administration centrale. Et quand on lit les intitulés de certaines lois qui paraissent au Journal officiel depuis deux ans, on voit que l’on passe du temps à faire des petites lois sur des petits sujets, mais que l’on n’arrive pas à porter des gros sujets. La crainte, c’est que ce ne soit, demain, encore plus compliqué.” Le fantôme de la Quatrième République ressurgit alors, avec la mémoire vivace d’une instabilité politique chronique et de l’émergence de secrétaires généraux de ministères archipuissants, archétypes d’une haute administration supplétive d’un exécutif falot. Ou pire, d’un gouvernement “technique”. Un cauchemar autant démocratique qu’administratif. 

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