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Claude Revel : “Lorsque vous démembrez l’État, vous diluez la responsabilité”

Dans une interview à Acteurs publics, Claude Revel, ancienne déléguée interministérielle à l’intelligence économique, livre son analyse de la crise, qui a mis en lumière les carences de la décision publique. Les logiques d’agenciarisation et de démembrement de l’État ont entraîné une dilution de la responsabilité des acteurs publics, estime-t-elle.

La crise du Covid-19 pose avec une acuité renforcée la question de la réforme de l’État. Quel regard portez-vous sur la situation ?
Il existe déjà un début de réponse dans votre question. La crise a mis crûment en lumière les carences de l’État que l’on connaissait déjà. On s’est aperçu que le roi est nu dans beaucoup de cas. Il existe beaucoup trop d’organes de “pseudo-décision” ou de consultation, notamment dans la santé, et qui ont du mal à collaborer les uns avec les autres. On s’est aussi rendu compte d’une perte de compétences en interne, puisque le gouvernement s’est cru obligé de s’adresser à des cabinets extérieurs. Plus précisément, je pense que l’on n’utilise pas assez les compétences que l’on a en interne. On s’est enfin rendu compte que le processus de décision était complètement grippé, probablement pour une question de responsabilité, d’où la prolifération des comités et autres conseils.  

On revient à la question de la poule et de l’œuf. Où le problème se situe-t-il exactement : dans la manière dont on élabore la décision publique, au niveau de la sociologie du décideur public ou de son attitude face à la responsabilité ?
L’image de la poule et de l’œuf est centrale. Tout est dans tout dans la réforme de l’État, mais comme il faut commencer par quelque chose, c’est vrai que la responsabilité reste une question incontournable.

L’État a-t-il perdu confiance en lui ?
Les gens qui décident au sein de l’État – c’est-à-dire, pour l’essentiel, les hauts fonctionnaires – ont, d’une certaine manière, perdu confiance en eux-mêmes, dans leurs compétences et se croient obligés de prendre 50 parapluies pour se protéger en cas d’erreur. Je ne vous cache pas que je suis choquée quand j’entends un ministre dire qu’il est difficile de décider avec un risque pénal au-dessus de soi en permanence. Mais ils l’ont bien voulu, ils ont été supposément choisis pour leur capacité de décision. Que dire alors des petits entrepreneurs ?

En quarante ans, une espèce de judiciarisation à l’américaine a infusé dans la société et, par voie de conséquence, dans le système décisionnel français.

Avez-vous le sentiment que les choses se sont aggravées depuis votre sortie de la promotion Voltaire de l’ENA, en 1980 ?
La situation n’était pas paradisiaque, mais on connaissait moins ce phénomène pour plusieurs raisons. En quarante ans, une espèce de judiciarisation à l’américaine a infusé dans la société et, par voie de conséquence, dans le système décisionnel français. Les décideurs publics, politiques et fonctionnaires, restent obsédés par les procès, par les attaques. Deuxièmement, les fonctionnaires n’ont pas le sentiment d’être protégés par leur grand chef en cas de problème. Au sommet, les politiques à la fois s’appuient ou se défaussent sur eux selon ce qui leur est utile. Les fonctionnaires et les politiques, qui sont souvent les mêmes, ont par ailleurs développé en commun un complexe depuis les années 1990 et ont tendance à penser que le management public à la française est démodé et que le management privé, à l’anglo-saxonne, reste le seul qui vaille. Il existe une doxa en ce sens au sein de la haute fonction publique, notamment à Bercy, mais plus seulement. D’où le recours aux logiques de reporting, aux tableaux Excel pour tout, à la logique quantitative en lieu et place de la qualitative, aux évaluations permanentes et aux cabinets de conseil.

Cette culture de reporting et des tableaux n’existait-elle pas déjà dans les années 1980-90 ?
Elle existait, mais uniquement vis-à-vis de son chef. J’ai connu une époque où on était responsable vis-à-vis de son chef, lequel vous sanctionnait ou non. Il n’y avait pas besoin d’avoir 50 000 rapports, la plupart du temps artificiels et que l’on remplit car on y est obligé, à destination de l’interne. Un vrai chef de service connaît très bien ses subordonnés, donne ses instructions, après les avoir parfois reçues d’en haut, conseille, forme et sanctionne si nécessaire.

Mais ces logiques de reporting ne relèvent-elles pas d’une simple évolution de nos procédures forgées par le droit romain, le droit écrit ?
On a pris le pire des deux systèmes. Nous avions déjà un système très bureaucratique assis sur le droit écrit. Il n’a pas disparu. Mais au lieu de l’alléger, on y a ajouté des pratiques anglo-saxonnes de management de projet et d’évaluations permanentes non adaptées à la notion française de service public, réalisées par soi-même ou par des corps de contrôle. Ces contrôles proliférants exonèrent le chef d’une responsabilité directe. Les corps d’inspection restent, en France, beaucoup trop axés sur des éléments de budget, de respect du nombre d’équivalents temps plein, de grilles, ce qui les rend artificiels et surtout convenus. Analyser toutes les décisions essentiellement par le prisme budgétaire a joué un rôle néfaste et entraîne dans un cercle vicieux avec toujours plus de contrôle et toujours moins d’initiative, laquelle est souvent sanctionnée malgré les belles paroles. Il faut par ailleurs rappeler que les Anglo-Saxons n’ont créé ces pratiques que parce qu’ils ne pouvaient pas se reposer sur un droit écrit. En France, on a superposé les deux, avec à la clé, une déresponsabilisation accrue. Et à force de s’abriter derrière des compétences extérieures et d’externaliser, les compétences internes se perdent.

On n’a plus trop de différence entre le raisonnement d’un haut fonctionnaire de Bercy et celui d’un consultant d’un grand cabinet d’audit.

Le recours aux cabinets extérieurs ne vient-il pas pallier l’absence de renouvellement et de diversité de l’élite administrative, et ce quand bien même on peut parfois trouver, dans ces cabinets de conseil, des fonctionnaires ?
À l’origine, c’était l’objectif, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui, en tout cas le plus souvent. Je ne suis pas systématiquement contre le recours à des cabinets extérieurs, mais il faut les retreindre à un rôle d’expertise très technique ou très précise. Or aujourd’hui, ce recours est devenu beaucoup plus important et ces cabinets n’apportent plus vraiment un regard différent. Et ce d’autant moins que ce sont généralement toujours les mêmes qui gravitent autour de l’État, avec les mêmes approches, renouvelées chaque année selon le dernier cri des méthodes américaines de management. Comme je l’ai dit, la doxa est unique et on n’a plus trop de différence entre le raisonnement d’un haut fonctionnaire de Bercy et celui d’un consultant d’un grand cabinet d’audit. Le recours à un cabinet procède aussi, de mon point de vue, d’une volonté de se couvrir : “un grand nom du conseil a dit que, donc on a fait”. Encore la question de la responsabilité, centrale. Et puis on revient à une forme de complexe du haut fonctionnaire issu du droit romain : on se dit “si c’est étranger, et notamment américain, c’est que c’est meilleur”. On choisit de faire confiance à des gens qui représentent les doctrines de Harvard ou de Princeton, jugées plus modernes. Je crois ce raisonnement complètement faux, au moins pour l’État. Ce mouvement heurte de plein fouet la philosophie de l’État français, qui est celle du service public, qui aurait certes due être rénovée depuis longtemps, mais pas par les théories de new public management.

Mais le new public management existait sous Margaret Thatcher. N’en est-on pas un peu revenu depuis ?
Non, malheureusement pas, dans les principes. L’idée a progressé en France même si nous ne sommes pas allés aussi loin que les Britanniques dans les logiques de privatisation. Le recours aux cabinets de conseil reste néanmoins l’une de ses manifestations. Ces pratiques restent encore trop peu transparentes, au-delà des accords-cadres qui sont signés. Les choses ne sont pas vraiment consolidées. Dans son dernier grand rapport sur le sujet, la Cour des comptes a d’ailleurs eu de vraies difficultés à recenser l’ensemble de ces pratiques… Mais la doctrine du new public management, de plus mal comprise, a aussi poussé à des démembrements de l’État, au transfert de ses missions vers des agences, comités, hauts comités, hauts conseils, déjà trop nombreux depuis quarante ans, mais qui n’ont cessé de se multiplier. Le but était l’allègement, un meilleur management, moins de monde. On a obtenu l’effet exactement inverse.

L’idée de créer des agences ou des autorités n’était pas mauvaise en soi pour des sujets très spécifiques, mais nous sommes allés trop loin.

L’agenciarisation ou le développement d’autorités indépendantes provient aussi, dans certains cas, d’une obligation de mise en conformité avec le droit européen ou le droit de la concurrence, sans compter les cas où il apparaît qu’une certaine indépendance à l’égard de l’État est indispensable pour susciter la confiance. Le point d’équilibre avec la nécessaire autorité du politique a-t-il été trouvé ?
Nous sommes allés trop loin et on bute sur un problème de responsabilité. Lorsque vous démembrez, vous diluez la responsabilité et vous ne savez plus qui est responsable : l’agence ? Le comité, l’autorité sanitaire ? L’État ou l’établissement public qui est sous sa tutelle ? Il est impossible d’établir une chaîne de responsabilités. L’idée de créer des agences ou des autorités n’était pas mauvaise en soi pour des sujets très spécifiques, mais nous sommes allés trop loin. Rien n’est noir ou blanc, il faut être nuancé et savoir définir les cas d’usage. Mais on souffre d’un formatage à l’idée que plus on démembre l’État, plus on pense que ça fonctionnera mieux, que ce sera mieux managé. Nous avons, à la santé par exemple, trop de structures : celles sous l’autorité directe du ministre, telle que la direction générale de la santé ou la direction générale de l’offre de soins, celles moins directes, comme l’assurance maladie. À cela s’ajoutent les agences régionales de santé, qui ont le statut d’opérateurs tout comme Santé publique France. Puis viennent les autorités sanitaires ou organismes type Haute Autorité de santé ou Haut Conseil de la santé publique. Je n’épiloguerai pas sur ce secteur, d’autant qu’il est loin d’être le seul et le pire.

Cette organisation vous paraît-elle cohérente ?
Pas du tout. L’État doit assumer directement ses missions régaliennes. Il faut revenir aux sources de l’État dans une société démocratique : il est au service d’un personnel élu par le peuple. Pour autant, cela ne veut pas dire que l’administration centrale doit être pléthorique. Mais justement, aujourd’hui, ces services sont pléthoriques… sans que cela en ait l’air ! Et en outre, on a in fine des pertes en ligne au niveau de la décision publique, de son application, et on entre dans une logique de réunion et de conciliation de tous les acteurs sans fin. Par ailleurs, on ne raisonne pas suffisamment par les compétences. Une gestion rigoureuse devrait reposer sur un principe simple : une mission, des compétences. Quand les compétences des fonctionnaires ne correspondent pas aux missions des services où ils exercent, on les met ailleurs. Il y aura forcément un sujet sur lequel ils seront compétents. Aujourd’hui, on estime qu’il existe un manque de compétence au sein même de l’administration et c’est l’une des raisons pour lesquelles on crée des autorités indépendantes. On dispose en effet souvent de gens sans réelle fonction en termes de contenu, qui pourraient être beaucoup plus utiles ailleurs. Mais ils sont mal gérés. C’est donc une énorme réforme à mener en fonction des missions, et qui touche évidemment à la formation, initiale et continue, aux conditions de rémunération, à la transparence, à la superposition de trop d’étages. Si réforme il y a, elle doit être holistique, comme disent nos amis Anglo-Saxons, c’est-à-dire systémique, et ne pas toucher que deux ou trois aspects, comme cela est souvent le cas.

Les directeurs d’administration centrale continuent de ne pas jouir d’un niveau suffisant de confiance.

Les cabinets ministériels, dont Emmanuel Macron a tenté de réduire la taille au début de son mandat, sont-ils mal positionnés et mal définis aujourd’hui ?
On ne peut pas tout mettre sur le dos des cabinets ministériels, de la même manière que l’on ne peut pas tout mettre sur le dos des cabinets extérieurs de conseil. Je ne désigne pas de boucs-émissaires. Sous ce quinquennat, les cabinets n’ont pas vraiment été réduits et en dépit des bonnes volontés, on est resté sur l’ancien modèle, avec des cabinets qui changent souvent de centres d’intérêt au gré de l’actualité. La pression est mise sur l’administration durant trois jours sur un sujet, avant de passer à tout autre chose. Les directeurs d’administration centrale continuent de ne pas jouir d’un niveau suffisant de confiance. Concernant les cabinets ministériels, je pense que leur composition pose problème. Ce sont souvent des jeunes hauts fonctionnaires qui sont là pour obtenir à la sortie du cabinet des fonctions qu’ils n’auraient pas pu avoir s’ils n’avaient pas servi en cabinet. Le cabinet repose, pour l’essentiel, sur des gens qui, en dépit de leur intelligence, n’ont que peu d’expérience et connaissent mal les sujets dont ils ont à traiter. On reperd du temps et ils finissent par partir assez vite… au moment même où ils commencent à maîtriser leurs dossiers. Outre les problèmes d’âge et de manque d’expérience, il existe aussi un problème d’origine professionnelle qui aboutit à des doublons avec les profils de directeurs d’administration centrale. On a du mal à intégrer d’autres personnes issues de l’entreprise (pas nécessairement des grandes). Que ce soit en cabinet ou dans l’administration, on a du mal à recruter ces gens-là, à les fidéliser et à leurs offrir des perspectives dans un système qui reste encore largement dominé par les corps, et avec une absence d’avenir et le chômage après trois ou six ans. En outre, quand on gagne correctement sa vie dans le privé à 40 ans, on ne passe pas le concours de l’ENA pour revenir à des conditions de début de carrière et à un salaire inférieur. Il faut imaginer d’autres accès à la fonction publique, à tous les niveaux, et passer outre les corporatismes. Diversifier la fonction publique ne consiste pas uniquement à aller chercher des jeunes dans les quartiers défavorisés, même si cela est important.

Il ne faut plus réformer mais refonder l’État, avec une gestion intelligente du numérique.

Quelles pistes de réforme préconisez-vous ?
Il faudrait une autorévolution culturelle… Autant dire que l’on peut toujours jours prier, même si le constat est partagé par beaucoup de fonctionnaires. Plus sérieusement, il faut réintégrer au sein de l’État certaines missions démembrées et externalisées, dans une logique rigoureuse de missions et de compétences. Ce serait un mouvement de balancier, mais tant pis, car il est nécessaire. Il faut également réduire le nombre d’étages administratifs.

La Révision générale des politiques publiques (RGPP) a réduit sensiblement le nombre de postes de directeurs d’administration centrale…
On les a réduits en démembrant l’État, en agenciarisant, mais cela revient au même au niveau des coûts. Cela peut même être pire. En revanche, cela dilue la responsabilité. On peut recréer des postes de directeurs d’administration centrale si c’est nécessaire du point de vue de la responsabilité, notamment si on parvient dans le même temps à réduire le poids des cabinets ministériels, du recours aux prestations extérieures, si on supprime des structures extérieures et si on maîtrise les coûts des concessions et délégations de service public. Il existe aussi des fonctions internes à l’État à supprimer. Par exemple, dans le cas des affaires internationales, tous les ministères ont constitué des directions ou des services chargés de traiter ces questions, avec en outre parfois des doublons flagrants, comme entre la direction générale des entreprises à Bercy et la direction des entreprises au sein de la direction générale de la mondialisation au Quai d’Orsay. Selon une logique de mission-compétences, il faudrait regrouper la compétence internationale au ministère des Affaires étrangères. Ce dernier assurerait l’action internationale des ministères dans lesquels ne subsisteraient plus que 3 ou 4 personnes chargées de faire le lien, de transmettre les contenus techniques issus des directions spécialisées à faire valoir à l’international, d’accompagner ou représenter si nécessaire les diplomates dans les cercles concernés. Avec une seule vision, cohérente à 360 degrés, on gère mieux les questions communes à 2, voire 3 ministères, on évite les rivalités entre services, on fait vivre différemment l’interministérialité source, aujourd’hui, de trop de tensions et d’une comitologie pour les réduire. On peut appliquer ce raisonnement à d’autres politiques publiques et réduire au maximum les occasions de réunions de coordination chronophages. Mais on est arrivé au stade où il ne faut plus réformer mais refonder l’État, avec une gestion intelligente du numérique. Certains ont essayé, mais n’ont sans doute pas abordé la chose de manière suffisamment globale. Cela est certes plus facile à dire qu’à faire, et celui qui voudra le faire sera l’objet de toutes les attaques, mais c’est devenu indispensable pour éviter une remise en cause pour le coup totale de l’État, qui peut se profiler notamment via les capacités numériques de puissances privées.

Claude Revel en quelques dates
1978 Élève de la promotion Voltaire de l’ENA
1980 Cheffe du bureau des activités financières à la direction de la construction au ministère de l’Urbanisme et du Logement
1988 Déléguée générale de l’Observatoire international du marché de la construction
1996 Déléguée générale du Syndicat des entrepreneurs français internationaux
2004 Gérante-fondatrice du cabinet spécialisé dans l’intelligence économique Iris Action
2013 Déléguée interministérielle à l’intelligence économique
2015 Conseillère maître en service extraordinaire à la Cour des comptes
2019 Consultante, présidente de la SAS Information & Stratégies
2020 Présidente du GIE France Sport Expertise.

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Club des acteurs publics

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