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Laurence Malherbe : “Cette crise nous fait prendre conscience que le management, c’est avant tout une expérience humaine”

“Les cadres intermédiaires ont souvent inventé de nouvelles façons de faire, révélant ainsi des qualités de managers inventifs”, souligne Laurence Malherbe, directrice des affaires générales et juridiques de la ville d’Antibes et de la communauté d’agglomération de Sophia-Antipolis. 

C’est un exercice difficile mais passionnant que d’essayer d’extraire de la période inédite que nous vivons quelques enseignements de prospective managériale, pour les ancrer durablement dans nos pratiques, celles des cadres dirigeants, des managers et de l’ensemble des « faiseux » de la fonction publique – le terme est emprunté à l’écrivain Alexandre Jardin, auteur de Laissez-nous faire !, pour décrire ceux qui font, agissent et ne se contentent pas de dire.

Dans son ouvrage Lost in management, on ne change pas les entreprises par décret, qui vient de paraître, le sociologue François Dupuy rappelle avec force qu’il n’y a « pas d’action sans connaissance » ; si l’on ambitionne de transformer nos pratiques de management, il faut commencer par un retour en arrière de quelques mois et par bien examiner ce qui s’est passé au soir du 16 mars, lorsque le président de la République a annoncé le confinement général de la population pour le lendemain à midi – alors que nous venions de vivre une soirée électorale et que certains s’apprêtaient même à organiser l’élection du maire et des adjoints –, plongeant ainsi tout le pays dans une incertitude démocratique inédite. Car il ne faut pas oublier que le premier tour avait été conclusif dans environ 30 000 des 35 000 communes que compte la France. Cette annonce a provoqué un effet de sidération, bien connu en psychologie, auquel a succédé un deuxième impensé, avec l’annonce par le Premier ministre, au Sénat, de l’annulation des premières réunions de conseils municipaux consacrées à l’élection du maire et des adjoints, la veille de leur tenue. Du jamais vu !

Cet enchaînement de circonstances exceptionnelles donnant lieu à la production de 66 ordonnances en quelques mois est venu remettre en question toutes les certitudes que nous pouvions avoir, y compris sur notre droit : abaissement du quorum à un tiers, possibilité de détenir deux procurations… Voilà quelques exemples de dispositions qui ont conduit bien des praticiens territoriaux à s’interroger sur ce qu’ils étaient en train de vivre. Belle leçon d’humilité ! Et belle démonstration de capacités exceptionnelles d’adaptation des cadres territoriaux pour agir dans l’urgence et l’inconnu et permettre au service public local de continuer d’exister, moyennant des aménagements et un fonctionnement en « mode dégradé », un terme habituellement connoté négativement, mais qui a pris un autre sens dans la gestion de cette crise.

Expérimenter, agir et donner sens

D’un coup, pour de très nombreux praticiens, le management dans l’incertitude et l’inconnu prenait un sens nouveau et s’incarnait dans une réalité, plutôt qu’à travers les articles des meilleures revues de management ! Car cette crise sanitaire nous a permis de prendre conscience que le management, c’est d’abord et avant tout une expérience humaine. On ne peut pas prétendre pratiquer l’art de manager sans expérimenter et agir ! Et c’est peut-être l’une des qualités essentielles du manager en situation d’incertitude, être dans l’action, c’est en premier lieu donner du sens aux événements qui se produisent, même les plus ubuesques ou inattendus, et nous avons forcément, dans notre vécu de la crise, quelques exemples en tête ! Le manager en a besoin, ses équipes également.

Agir en situation d’incertitude, c’est une preuve d’exemplarité du dirigeant. C’est l’occasion de mettre en corrélation la recherche universitaire sur ces questions et le vécu professionnel durant ces périodes de crise. On peut, par exemple, se référer aux travaux de Tessa Melkonian, professeure de management et de comportement organisationnel à l’EML Business School, auteure d’un petit ouvrage, Pourquoi un leader doit être exemplaire, et dont les travaux trouvent une traduction bien réelle dans l’expérience de cette crise. C’est par l’action que le dirigeant entretient la coopération des équipes, fixe un cap, inspire confiance, avec en corollaire l’acceptation que les décisions puissent très vite devenir obsolètes, ce qui suppose aussi un haut niveau d’acceptation du droit à l’erreur et de l’ajustement permanent.

Lorsque l’on interroge nos collaborateurs(trices) sur leur vécu des premières heures de l’annonce du confinement, avec l’activation du plan de continuité de l’activité, ce qui revient très souvent, c’est le sentiment d’utilité sociale des missions du service public : « enfin, mon travail (re)prend du sens » ; « qu’est-ce que je peux faire là où je suis pour agir et aider les habitants de mon territoire ? » ; l’appel au volontariat pour des tâches de mise sous pli de masques à distribuer aux habitants en un temps record a été largement entendu. Ce sont précisément ces valeurs de solidarité, d’utilité sociale, de contribution au bien commun qui font partie de l’ADN des serviteurs de l’action publique et, comme souvent en situation de crise, ces valeurs sont réactivées, suscitant un engagement et une reconnaissance parfois maintenus en sommeil dans certaines organisations.

En situation d'urgence, une verticalité nécessaire

Néanmoins, la construction du sens nécessite, pour perdurer, de disposer à la fois d’une stratégie qui oriente les missions de chacune et de chacun, tient compte des points de vue et des alternatives, mais également d’un cadre, qu’il s’agisse des procédures ou des règles qui fondent le sens de l’action. La gestion de cette crise qui continue de secouer les organisations, notamment celles qui agissent dans la sphère publique locale, a également mis en évidence une autre caractéristique du leadership en situation d’incertitude : celle d’un management par la confiance qui se traduit notamment par un plus grand pouvoir d’agir conféré à celles et ceux qui sont au plus près de la décision. Car en situation d’urgence, la verticalité est nécessaire, il ne faut pas la mésestimer, mais elle doit se conjuguer avec l’horizontalité et le principe de subsidiarité, qui va au-delà d’une simple délégation. 

On peut ainsi constater une auto-organisation des équipes, dont les décisions parfois prises en dehors de tout cadre de contrôle – inefficace dans les circonstances de crise – ont largement contribué au maintien d’un service public de proximité. Tous les observateurs en management s’accordent sur le fait que cette crise a mis en lumière le rôle essentiel des cadres intermédiaires, dits de proximité, qui ont bien souvent été les seuls à organiser, sur le terrain ou à distance, le travail de leurs équipes, allant bien au-delà d’un rôle de simple courroie de transmission des consignes de la hiérarchie, inventant souvent de nouvelles façons de faire, révélant ainsi des qualités de managers inventifs.

Ce management par la confiance s’est également avéré d’une grande efficacité dans le déploiement du télétravail, certes en mode contraint et en dehors de tout cadre réglementaire, le décret relatif à l’exercice du télétravail dans la fonction publique territoriale ne prévoyant pas, à l’origine, de telles situations exceptionnelles. C’est donc bien d’abord sous la contrainte qu’il a fallu organiser ce travail à distance, imposé à des agents et des managers qui n’étaient pas du tout familiarisés avec ces modalités d’organisation du travail. On dit souvent que c’est dans les situations de fortes contraintes que l’on innove le plus, et si l’on considère le télétravail en tant qu’innovation managériale, on peut considérer que la crise sanitaire a eu un effet multiplicateur, ne serait-ce que par l’augmentation mécanique du nombre de télétravailleurs, et l’on sait l’importance des effets de seuil dans l’appropriation des innovations par le plus grand nombre.

Confiance, humilité, courage et exemplarité

Pour autant, si les agents ont su faire preuve de remarquables capacités d’adaptation dans l’appropriation de ces outils, en rappelant tout de même que le principe de mutabilité fait partie des valeurs du service public, il n’est pas encore certain que cela aura un impact durable sur les pratiques managériales. Les pratiques de « command and control » restent majoritaires, mais on constate quand même que les lignes ont bougé. En tous les cas, il semble que les agents aspirent à conserver ce recours au moins partiel au télétravail. Voilà quelques-unes des postures managériales indispensables pour agir et décider en période de crise : exemplarité, pouvoir d’agir et principe de subsidiarité appliqué à tous les niveaux hiérarchiques, confiance, humilité et courage, acceptation de notre vulnérabilité…

Au moment de terminer l’écriture de ce témoignage sur l’impact de la crise sanitaire sur le management public territorial, notre pays fait face à une seconde phase de confinement, qui va de nouveau mettre en tension des organisations déjà bien éprouvées. On peut néanmoins penser que les apprentissages de la première vague vont servir de point d’appui pour expérimenter les nouvelles pratiques managériales, acquises parfois sous une contrainte très forte. C’est une occasion de mesurer l’ancrage des apprentissages, grâce à la répétition, indispensable, car ce que nous avons vécu ou vivons encore ne doit pas être considéré comme une parenthèse. Le penser risquerait de créer un effet dévastateur sur les équipes et une partie de la ligne managériale. 

Il est impératif, pour le bien-être de toutes et tous, de donner un sens à tous ces événements. N’est-ce pas le propre des êtres humains que de chercher à donner un sens au monde ? Cette crise est une occasion de grandir dans notre humanité, notre façon de faire avec l’inconnu en l’accueillant plus qu’en le subissant ou en cherchant à le contrôler, de nous préparer surtout pour une autre étape, celle de la transition écologique, dans laquelle les managers territoriaux devront jouer un rôle essentiel. C’est ce que propose par exemple le « Manifeste de la transition » rédigé par l’Association des dirigeants territoriaux et anciens élèves de l’Institut national des études territoriales (ADT-Inet). Des propositions à la mesure de l’urgence des défis climatiques. « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous », disait Paul Éluard. 

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Club des acteurs publics

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