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Philippe Wahl : “La Poste va devenir un acteur central face au défi du vieillissement”

Dans une interview accordée à Acteurs publics, le P.-D.G. du groupe La Poste, Philippe Wahl, revient sur la transformation de cette entreprise et le déploiement de nouveaux services en matière numérique mais aussi de services à la personne. “Nous visons la livraison du « pain quotidien », c’est-à-dire la livraison des repas dans une France dont la population est vieillissante et où de nombreuses personnes âgées souffrent de dénutrition, explique-t-il. Nous nous positionnons aussi sur la livraison de médicaments et la visite de lien social.”

Comment voyez-vous La Poste dans dix ans ?
En plus de ses deux principaux moteurs de croissance que sont le colis et la banque-assurance, La Poste se développe sur de nouveaux métiers. D’abord, les services de proximité à domicile : nous sommes devenus un acteur essentiel pour gérer la proximité avec les personnes âgées partout sur le territoire. Nous sommes au service de la société tout entière. Nous sommes également devenus le partenaire de confiance de la vie numérique et dans dix ans, la vie sera encore plus numérique et s’opèrera au moyen de solutions de La Poste car ce sont de vrais services de confiance. La Poste sera plus encore qu’aujourd’hui un groupe multi-activités. Dans dix ans, il restera 3 milliards de lettres contre 18 milliards en 2008. Le courrier fera toujours partie de la tournée des facteurs mais il se concentrera autour de documents importants remis en main propres, du courrier de confiance. Le courrier constituera un appoint par rapport aux colis et aux services. Depuis dix ans, nous perdons 600 millions d’euros de chiffre d’affaires par an au titre du courrier. L’Arcep [l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, ndlr] a estimé le coût de nos missions de service public à 1,5 milliard d’euros et nous recevons une compensation de l’État d’environ 1,1 milliard d’euros. Nos autres activités ont progressé, le chiffre d’affaires global du groupe et le résultat augmentent, ce qui nous permet d’investir pour construire l’avenir.

Jusqu’où voulez-vous aller dans le développement de l’offre de services de proximité ?
Nous visons la livraison du “pain quotidien”, c’est-à-dire la livraison des repas dans une France dont la population est vieillissante et où de nombreuses personnes âgées souffrent de dénutrition. Nous nous positionnons aussi sur la livraison de médicaments et la visite de lien social. Le projet de loi de financement de la Sécurité sociale prévoit une visite de convivialité, une visite de prévention et d’entretien avec les personnes à domicile. Beaucoup de ces interactions sociales sont aussi gérées par les factrices et les facteurs.

La Poste deviendrait donc un acteur public central face au défi du vieillissement ? 
Oui, un acteur central face au défi du vieillissement, de la solitude et de l’éloignement. Face, aussi, au défi de la diffusion territoriale. Nous voulons être une référence de tous ces services partout sur le territoire en appui des collectivités locales et des associations.

Nous visons la livraison du « pain quotidien ».

Dans cette vision que vous décrivez, proche d’une société de services à la personne, où la mission de service public, la légitimité se situent-elles ? Un groupe privé comme Amazon ne pourrait-il pas à terme vouloir se positionner sur ces services ?
La légitimité, nous ne nous l’attribuons pas nous-mêmes. C’est la société qui nous la donne. Les grandes plates-formes n’iront pas dans les territoires les plus reculés de France car ces services ne seront pas rentables. Une mission de service public est fondée sur deux choses : l’utilité sociale – le lien social dans une société vieillissante est un bon exemple – et une déficience du marché. Je crois à un besoin fort et profond de lien social dans le monde qui vient. 

Qui va payer ce modèle ?
Tout dépendra de la situation. Certaines familles paieront quand elles le pourront. Dans d’autres cas, les collectivités et des associations prendront le relais. Nous nous allions à des associations. Pour assurer le portage des repas, nous nous appuyons sur les producteurs de repas professionnels : d’abord les cantines publiques (celles des écoles ou des hôpitaux) et celles des grands spécialistes du secteur privé. 

Ce virage vers une société de services constitue-t-il une tendance dans les autres postes européennes ?
Non, ce mouvement reste assez spécifique à la France. Cette activité a dépassé dans notre groupe les 700 millions d’euros de chiffre d’affaires. À l’étranger, il existe des services, par exemple, au Japon, ce que l’on appelle le mimamori, le “service du regard attentif”. Chez nous, on a appelé cela “Veiller sur mes parents”. Les Belges aussi ont développé des services de ce type. Mais les autres postes sont globalement en train de réduire le nombre de passages à domicile du facteur et demandent un allègement des missions de service public. Elles ont fait un autre choix que le nôtre. Nous considérons au contraire que notre réseau de facteurs constitue une trame du lien social dans le pays, ils ont ce savoir-faire et c’est cela qu’il faut développer. 

Dans le cadre de cette stratégie, comment allez-vous trouver le bon équilibre entre “La Poste des villes” et “La Poste des champs” ?
La solitude est un phénomène qui n’est pas que rural. Une étude de référence datant d’octobre 2021 a été élaborée par les Petits Frères des pauvres. À la suite du confinement, l’étude chiffre à 600 000 le nombre de personnes en état de “mort sociale”. Dans une société qui vieillit massivement et se numérise, ce sujet de la “mort sociale”, que d’autres appellent la solitude, devient un sujet central. Il faut que l’on s’en occupe, dans les villes comme dans les campagnes. C’est d’abord la responsabilité des familles, et ensuite des collectivités publiques ou des associations. Nous devons d’autant plus nous en occuper que la vague de vieillissement est considérable. Nous avons d’ailleurs tendance à la sous-estimer. Quatre chiffres me frappent : la France comptait 600 000 personnes de plus de 90 ans en 2013 alors qu’elles seront 1,3 million en 2030 – c’est-à-dire après-demain – et 20 000 centenaires en 2013 contre 55 000 en 2030. Dans mon enfance, en Moselle, l’apparition d’une centenaire relayée par Le Républicain lorrain faisait la une. Aujourd’hui, cela devient banal et ce mouvement transforme la société. 

Nous avons décidé d’ouvrir 1 000 bureaux de poste supplémentaires le samedi matin ou les jours de marché.

Pour déployer cette stratégie, comment envisagez-vous le partenariat avec les collectivités locales ? Comment les élus locaux réagissent-ils ?
Les élus réagissent positivement car ils ont finalement 3 réponses possibles par rapport à ces besoins sociaux : la régie (faire en propre) alors qu’ils ont déjà beaucoup de responsabilités, le secteur associatif bénévole ou salarié, et nous. Il n’y aura pas de solution unique sur le territoire. Je leur passe donc un message : “La Poste est à vos côtés dans les années à venir, au cœur des territoires, trouvons un partenariat de mutualisation entre nous.” C’est d’ailleurs aussi cet objectif de mutualisation et d’engagement commun qui sous-tend le nouveau contrat de présence territoriale signé avec l’Association des maires de France et l’État. C’est aussi dans ce sens que nous avons décidé d’ouvrir 1 000 bureaux de poste supplémentaires le samedi matin ou les jours de marché, pour mieux répondre à la vie économique locale.

Les élus veulent aussi garder leurs bureaux de poste...
Ils nous le disent. Et nous leur répondons : nous le souhaitons aussi et pour cela, il faut qu’il y ait de l’activité dans ces bureaux. L’activité n’est plus la même : on s’occupe moins de lettres, mais plus de colis, de banque ou d’assurance, de numérique. Sur la dernière année, nous avons créé près de 2 millions d’identités numériques, dont près de la moitié a été réalisée en bureaux de poste. L’identité numérique de La Poste a par exemple permis de réduire les fraudes autour du compte personnel de formation. Le bureau de poste devient un lieu d’hyperproximité, un peu à l’image de France services, un lieu de lutte contre l’exclusion numérique, où nos conseillers numériques accompagnent les clients dans leur gestion administrative.

Justement, ce bureau de poste multiservices a-t-il vocation à se retrouver au cœur de l’offre France services ?
Aujourd’hui, nous opérons plus de 400 France services sur 2 600. Nous sommes candidat à en prendre davantage. Et lorsqu’une France services n’est pas installée dans un bureau de poste, nous sommes candidat à aller rejoindre la structure. Pour maintenir un bureau de poste, la clé reste la fréquentation.

Pour poursuivre cette stratégie, comment voyez-vous évoluer les emplois de votre groupe ?
Le premier sujet reste celui du sens. Y a-t-il une rupture de sens avec l’engagement des postières et des postiers ? Non. La factrice et le facteur transmettaient des nouvelles à des millions de personnes. Les informations passent aujourd’hui autrement  : SMS, mails, réseaux sociaux. Avec les nouveaux services que nous voulons développer, il n’y a pas une rupture mais une continuité de sens. Quand nous avons lancé les nouveaux services, la réaction a parfois été de dire : “Vous voulez faire payer quelque chose que l’on faisait déjà gratuitement”. J’ai expliqué que nous ne le faisions pas gratuitement : les gens envoyaient des lettres et payaient ces lettres. C’est par ce flux de lettres que nous payions le temps assuré auprès de millions de personnes. Ce service n’a donc jamais été gratuit. Pour les facteurs, il y a une continuité du sens : on reste sur un engagement de services pour la multitude sur tout le territoire. Pour accompagner la transformation de La Poste, nous développons massivement la formation en lien avec la méritocratie interne. J’ai rencontré récemment un directeur de centre à la tête d’une centaine de facteurs, qui était lui-même facteur il y a encore cinq ans. Nous venons également de créer une école de l’IA [intelligence artificielle, ndlr] et de la data pour des alternants extérieurs et pour les postières ou les postiers.

Nous ne cherchons pas à activer le départ des gens. Au contraire, nous encourageons la reconversion des postiers.

Avez-vous le sentiment que la transformation du modèle de La Poste est restée à l’écart du malaise social qu’a connu France Télécom lors de sa mutation dans les années 2000 ?
Nous n’avons aucune des caractéristiques du système que vous décrivez. Nous ne cherchons pas à activer le départ des gens. Au contraire, nous encourageons la reconversion des postiers. Si vous allez visiter les nouvelles grandes plates-formes de colis, vous y trouverez d’anciens facteurs. Sur 190 agents de la nouvelle plate-forme ouverte à Thiais (Val-de-Marne), plus de 100 viennent de l’ancienne plate-forme courrier que l’on a fermée à Gennevilliers. Toutes les entreprises privées n’agiraient pas de la sorte… Le taux de départs volontaires dans ces reconversions est très faible. Le véritable obstacle reste la distance en voiture : Gennevilliers-Thiais, c’est 35 kilomètres. D’où, dans nos négociations annuelles obligatoires, l’introduction d’une indemnité kilométrique ou d’une indemnité d’usage du véhicule personnel. 

Facteur, est-ce un métier pénible aujourd’hui ?
Selon le type de tournées, les facteurs peuvent avoir beaucoup de route à parcourir ou être exposés aux intempéries, s’ils sont à vélo par exemple. Malgré ces contraintes, facteur est un métier porteur de sens et d’utilité. Un métier choisi et apprécié, comme en atteste le faible turn-over pour cette profession (6 % contre 15 % en moyenne, selon l’Insee).

Combien comptez-vous de fonctionnaires ? La gestion est-elle différente de celle déployée pour les salariés de droit privé ?
Nous comptons aujourd’hui environ un tiers de fonctionnaires en France, soit 57 000 agents.  Nous gérons les fonctionnaires et les salariés de la même manière, sauf pour ce qui concerne les augmentations de salaires induites par l’augmentation du point d’indice. Il existe fatalement une différence selon les périodes. Mais nous essayons de faire en sorte que la différence de statut n’impacte pas la gestion et l’animation de l’équipe. D’une façon générale, il faut en permanence organiser la cohésion de la communauté postale, ce qui nous a par exemple conduits à limiter la mise en place du télétravail dans le groupe : nombre d’emplois opérationnels ne peuvent pas bénéficier du travail à distance. Par ailleurs, depuis deux ans, nous avons connu une période de recours à l’intérim, qui ne relève pas d’un choix stratégique mais d’un choix tactique : nous avons compté beaucoup d’agents malades du fait du Covid-19 que nous n’avons pas remplacés par des CDI. Nous les avons remplacés par des intérimaires. Dès cette année, nous connaîtrons une diminution importante du nombre d’intérimaires. Si la pandémie s’efface, nous poursuivrons dans cette voie en 2024. Notre idée, c’est aussi de recourir de plus en plus à des CDI intérimaires. Avec ce système, le salarié est intérimaire pendant trois ans. C’est mieux que d’avoir des contrats qui s’enchaînent. 

Quelle est la stratégie numérique de La Poste ?
D’abord, nous avons un rôle de pédagogie et de transmission : “Vous ne comprenez pas l’usage de cette procédure ou de cet équipement ? Nous sommes là pour vous aider.” Ce n’est pas un hasard si nous avons déjà commercialisé 80 000 tablettes “Ardoiz” avec des fonctionnalités adaptées aux seniors. On évalue à 16 millions le nombre de Français en difficulté avec le numérique. Le besoin est énorme. L’autre pilier, c’est la protection de l’intimité numérique. Voudrons-nous que les données les plus intimes de notre vie (notes des enfants à l’école, coffre-fort numérique pour les fiches de santé ou de salaire) soient abritées par des entreprises étrangères ? Nous avons un rôle de tiers de confiance. Nous préservons les données de la vie numérique. C’est ce que nous proposons déjà avec Pronote ou Digiposte. Dans dix ans, beaucoup de classeurs et de dossiers en version papier auront disparu. La question sera : chez qui aurez-vous basculé ? C’est un rôle important pour nous. 

Nous avons un rôle de tiers de confiance.

La filiale de La Poste, Docaposte, s’est alliée avec Dassault Systèmes, Bouygues Telecom et la Banque des territoires pour développer une offre complète de services européens de cloud souverain. Qu’en attendez-vous ?
L’objectif de ce consortium nommé “NumSpot” est simple : fournir une alternative au cloud américain pour l’hébergement des données sensibles. La technologie est française (Dassault Systèmes), le savoir-faire de gestion des grandes masses est français (La Poste et Bouygues Telecom) et l’infrastructure est française, car nous sommes adossés à la Caisse des dépôts. NumSpot est un projet de cloud souverain français. Le directeur de la structure, Alain Issarni, vient de la Caisse nationale de l’assurance maladie (Cnam), dont il a été le DSI. Il connaît donc le sujet de la souveraineté des données. La cible commerciale est le secteur du B to B : les grandes institutions publiques, la santé, les banques et les assurances.

Est-ce poussé politiquement ?
Je ne dirais pas poussé mais soutenu. Dès son lancement, NumSpot a d’ailleurs obtenu le soutien public du gouvernement. Les équipes sont au travail. NumSpot représente un très gros enjeu qui touche à l’un des objectifs stratégiques de La Poste : devenir un opérateur de confiance numérique.

Quels sont vos enjeux en matière de décarbonation ?
Les enjeux ont trait aux actifs (bâtiments, flotte de véhicules) et aux flux de marchandises. La Poste Immobilier, notre foncière, est la plus avancée en matière de décarbonation des bâtiments : on cherche à reconvertir un certain nombre de bâtiments du courrier en plates-formes colis ou en entrepôts logistiques et à les équiper de capteurs solaires. La Poste la plus décarbonée d’Europe, c’est la nôtre. En ce qui concerne les flux de marchandises entrant et sortant des villes (la logistique urbaine), nous aidons les collectivités à les décarboner. Dans dix ans, la logistique sera 100 % décarbonée. Nous voulons être le leader de la livraison urbaine décarbonée. Le vrai sujet reste celui de l’acceptation. Il faut que les clients choisissent prioritairement l’offre la plus décarbonée. Ce n’est pas encore le cas. On va montrer qu’un Colissimo ou qu’un Chronopost consomme moins de carbone qu’une livraison par nos concurrents. On en a la preuve. De même pour La Banque postale : elle a été la première à s’engager à sortir du financement des énergies fossiles en 2030. Nous pouvons tenir cet engagement car nous avons très tôt fait le choix de financer les collectivités locales quand d’autres préféraient investir dans des industries fossiles. 

Est-ce un critère que les jeunes générations mettent en avant dans leur choix ?
Pour le moment, le prix reste le premier critère. Mais nous demeurons optimistes. Dans dix ans, les jeunes générations seront prêtes à payer plus cher pour les offres décarbonées. La dimension de décarbonation est une façon pour les entreprises de remettre en cause la théorie de Milton Friedman selon laquelle l’entreprise ne doit chercher qu’une chose : la maximisation de son profit. Nous pensons au contraire que la lutte contre le changement climatique constitue une façon de redonner du sens aux entreprises. Dans nos choix d’investissement, nous regardons le coût en carbone. S’il y a une égalité d’intérêt financier, la priorité va à l’investissement le moins carboné. Cette approche nous permet aussi de séduire de nouveaux collaborateurs, de plus en plus concernés par l’engagement de l’entreprise dans la société.

Propos recueillis par Bruno Botella et Pierre Laberrondo

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