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“Pour une société des communs face à la privatisation du service public”

Dans une tribune pour Acteurs publics, 4 membres du collectif Société des communs dessinent une nouvelle voie pour l’intérêt général, ni monopolisée par les administrations ni dévoyée par les logiques du privé, mais fondée sur une posture de coopération, ouverte et décentralisée, avec les citoyens.

La société des communs désigne une société structurée autour de communautés de citoyens engagés, d’entreprises coopératives et d’agents publics qui établissent des règles de gouvernance démocratiques pour co-administrer des ressources ouvertes et partagées dans une logique de justice sociale et écologique. Les pionniers de cette société des communs, déjà en action, prouvent que ce modèle social est aussi souhaitable que réaliste.

C’est le sens de notre “Appel pour une société des communs”, qui pose les piliers fondateurs de cette transformation. À travers cet appel, nous voulons faire de la construction d’une société des communs l’enjeu central de la campagne présidentielle et des législatives. Mais au-delà des prochaines échéances politiques, nous appelons l’ensemble des acteurs engagés en faveur d’une transition écologique, démocratique et sociale à se saisir de ces chantiers et à faire corps autour d’eux. Parmi les chantiers identifiés, la transformation de l’État, et plus largement la refondation des administrations et services publics, apparaît comme une priorité. 

Depuis plus de trente ans, nos services publics se dégradent notablement et les citoyens n’ont presque aucune prise sur ce phénomène. Ils sont particulièrement affaiblis par un double mouvement. D’une part, un processus de privatisation qui transfère la propriété des biens collectifs à des acteurs privés, qui les gèrent dans une logique de rentabilité avec peu de considérations pour l’intérêt général et les générations futures. Un processus de managérialisation de l’autre, qui importe, sous couvert de méthodes, des logiques d’action issues du secteur privé, qui transforme certaines administrations en organismes gestionnaires dénués de véritables finalités, ne s’adressant plus qu’à de quasi-clients, et qui fait de l’utilité et de la rationalisation financières de ces organismes l’unique boussole de la décision publique. 

Les communs sont des collectifs organisés sur un modèle démocratique se donnant pour mission de créer ou préserver des biens ou des ressources considérés comme d’intérêt collectif.

Ces deux tendances inscrivent la transformation des services publics dans une logique marchande et enferment les citoyens dans un rôle d’ayants-droit ou de consommateurs passifs. L’action publique échoue à mobiliser la contribution citoyenne, à se saisir du pouvoir d’agir et de l’engagement de la société civile. La conception et la gestion de l’action publique sont dépolitisées. La qualité des services se dégrade, l’efficacité des politiques publiques également, accélérant la perte de confiance de la population dans les institutions. Plus encore, ces évolutions ont renforcé l’idée selon laquelle c’est l’acteur privé qui serait le plus efficace pour administrer les services publics. Cette pensée a agi en lame de fond au fil des grandes réformes, elle justifie les discours de réduction des effectifs de la fonction publique et contribue à la dévalorisation et à la baisse d’attractivité de cette dernière. L’instrument public s’en trouve structurellement affaibli. 

Mais il serait inexact de limiter la critique à cela. Certains piliers du fonctionnement des administrations publiques doivent aussi être questionnés. Conçues pour garantir la supériorité des intérêts collectifs sur les intérêts privés, renforcer nos libertés et nos capacités d’action, donner un sens à l’engagement de chacun, elles sont aussi porteuses de lourdeur, de distance et de difficulté à s’adapter. Leur rôle se limitant trop souvent à l’exécution, elles perdent leurs capacités à faire autrement et leurs rapports à la société civile se cantonnent souvent à l’attribution de subventions et d’aides ou à l’achat de prestations. Ce modèle ne convient plus pour explorer et déployer ensemble les choix collectifs que nous avons à faire.

Logiques de coopération

Pour retrouver de véritables capacités d’action, nous devons repenser notre modèle d’action publique et donc, ce faisant, notre secteur public. En somme, il s’agit de reconnaître que l’intérêt général n’est pas le monopole de l’État, ou plus exactement qu’il n’est pas la propriété ou le monopole de ses administrations. 

Pour travailler cet enjeu dans la perspective d’une société des communs, il nous paraît fondamental de proposer une vision renouvelée des rôles et des logiques de coopération entre acteurs publics (État, collectivités) et société civile (citoyens, associations, entreprises) dans la poursuite de l’intérêt général. Les communs sont des collectifs organisés sur un modèle démocratique se donnant pour mission de créer ou préserver des biens ou des ressources considérés comme d’intérêt collectif. Ils mettent au cœur de leur approche les usages plutôt que la propriété. Ils forment une troisième voie entre ce que nous appelons le secteur public (propriété exclusive de l’État) et le secteur privé (dont la figure principale est l’entreprise). 

Ces communs constituent une source d’inspiration et, plus encore, sont les modèles d’une action décentralisée, horizontale, distribuée, ouverte, inclusive et privilégiant la libre contribution. Ils ouvrent la voie à un renforcement de notre action publique, en nous invitant à : démocratiser nos administrations ; reconnaître la part des acteurs non publics dans la fabrique de l’intérêt général ; créer des alliances qui garantissent l’usage et la préservation pour tous des biens et infrastructures communes. 

Pour aller vers une société des communs, il ne s’agit donc pas uniquement d’accompagner les initiatives relevant des communs, mais de s’inspirer des communs pour transformer certains principes de fonctionnement de l’action publique. Pour réussir ce changement, 3 chantiers doivent être menés de front :
●  démocratiser nos administrations, par des alliances entre la société civile organisée et les administrations ;
●  soutenir les initiatives collectives d’intérêt général hors de l’administration ;
●  renforcer la capacité des citoyens à contribuer à la fabrique de l’intérêt général.

Vers une administration partagée
des biens et infrastructures collectives 

Le premier chantier est sans doute le plus ambitieux. Il consiste à s’inspirer des communs comme formes institutionnelles pour repenser l’administration des biens collectifs. Cela entraîne deux transformations majeures. D’une part, ces services publics ne pourront plus être l’objet de privatisations. D’autre part, leur gouvernance devra intégrer les usagers, les collectifs organisés et les agents publics dans leur conception, leur mise en œuvre et leur fonctionnement. Il est ainsi indispensable d’accélérer la transition vers des services publics coconçus et cogérés entre administrations publiques, agents publics et usagers. 

L’action publique devient ainsi action collective, à travers le développement d’alliances entre la société civile organisée et les administrations dans la construction, la mise en œuvre et la gestion des politiques publiques et des services publics. 

S’il s’agit d’envisager d’autres modes de gestion, plus collectifs, en lieu et place d’une privatisation simple, il apparaît urgent d’encadrer de manière plus stricte toute délégation au secteur privé de services d’intérêt général.

Les grands réseaux d’infrastructures collectives (SNCF, Autoroutes de France, Arcep, agences de l’eau, Safer, Office national des forêts…) et les nombreuses agences publiques qui sont apparues depuis vingt ans pourraient être les pilotes de cette démarche. À l’échelle locale, il s’agit de renforcer l’engagement des citoyens dans la gestion des services de réseau : services publics de l’eau, de l’énergie, des transports, des cantines… Des collectifs citoyens et associations pourraient participer aux décisions majeures, notamment dans la définition du prix ou encore dans la sélection et l’évaluation des prestataires de services. L’administration pourrait mobiliser les communautés organisées – collectifs, associations, coopératives, entreprises de l’ESS [économie sociale et solidaire, ndlr] – engagées dans la production (communautés énergétiques citoyennes, coopérative ferroviaire, etc.) et dans l’entretien de ces infrastructures, ressources et services essentiels (associations de protection des forêts, lutte contre la pollution des eaux, etc.). 

Cela nécessite un changement de paradigme dans l’organisation de l’action publique : passer de commanditaires décisionnaires à des pratiques de coopération et des modes d’action partenariaux, sortir des postures habituelles et des rapports trop souvent binaires financeur-financé ou commanditaire-prestataire de service public. 

S’il s’agit d’envisager d’autres modes de gestion, plus collectifs, en lieu et place d’une privatisation simple, il apparaît donc urgent d’encadrer de manière plus stricte toute délégation au secteur privé de services d’intérêt général (pour éviter les dérives apparues dans les secteurs de l’énergie, des transports, de la santé, de la vieillesse…), en inscrivant des critères précis avant tout recours à une délégation : lucrativité limitée, inclusivité des citoyens, gouvernance partagée pour tout recours à une délégation, etc.

Deux décisions de fond, ouvrant à de larges possibilités d’action, consisteraient à réviser le statut de l’État relativement aux biens dont il a la charge. Ces propositions sont notamment portées par les juristes mobilisés en faveur de “l’échelle de communalité”  et doivent nous inspirer :
● refondre le code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) pour en faire le code des biens communs (c’est-à-dire l’ensemble des biens privés et publics affectés à l’exercice de droits fondamentaux et considérés comme d’intérêts collectifs) ;
● relativement au domaine public, insérer la notion de “garde” dans ce même CGPPP, la garde consistant à stipuler que l’État n’en est pas le propriétaire, mais le gardien.


Reconnaître et favoriser les actions collectives
d’intérêt général

Aujourd’hui, des collectifs organisés portent des actions d’intérêt général (crèches parentales, logiciels libres, services d’insertion sociale, tiers-lieux, etc.) qui restent fragiles. 

En parallèle d’une démocratisation des services publics, l’acteur public doit donc renforcer son soutien aux actions collectives qui ne relèvent pas directement de l’administration mais qui développent, mettent en œuvre et entretiennent des services de proximité dans une logique de commun. Les institutions publiques auraient ainsi pour devoir de soutenir les initiatives citoyennes d’intérêt général tout en s’assurant de l’égalité d’accès et de la continuité des services publics.

La première étape est de reconnaître la valeur de ces démarches et le rôle qu’elles jouent dans la cohésion sociale et le développement de la citoyenneté. Mais au-delà, des moyens facilitant la relation entre la société civile et l’administration doivent être mis en œuvre afin de faciliter les coopérations et leur formalisation, par l’intermédiaire de partenariats public-commun (chartes, contrats, conventions, appels à communs…) protecteurs pour l’ensemble des parties prenantes.

Renforcer la capacité des citoyens
à contribuer aux communs

Enfin, pour que cette société des communs s’épanouisse, il est indispensable de promouvoir et de faciliter partout où c’est possible la contribution et l’engagement citoyen. Cette perspective doit nous amener à penser une action publique qui crée les conditions juridiques et opérationnelles à un droit à la contribution de tous les citoyens aux initiatives d’intérêt collectif et aux services d’intérêt général. 

Nous proposons ainsi d’instituer un droit opposable à la contribution aux communs et de mettre en place les conditions de sa réalisation effective. Il s’agit d’un changement complet de paradigme : si aujourd’hui ce sont les institutions publiques qui proposent aux citoyens de participer à l’action publique, avec le droit à la contribution, tout citoyen sera à tout moment en mesure d’exiger de l’État que celui-ci lui permette de contribuer activement à la production et la gouvernance des communs. Pour ce faire, plusieurs pistes doivent être explorées : droit individuel à la contribution (DIC) sur le modèle du droit à la formation ; formes alternatives de rémunération du travail d’intérêt collectif (revenu contributif, salaire à vie…) ; réduction du temps de travail salarié ; revenu universel…

Les mutations écologiques et économiques appellent à revisiter ce qui fait aujourd’hui l’intérêt général, à en étendre la portée, à définir collectivement ce que nous souhaitons préserver ou concevoir comme des biens communs.

Dans le même esprit, il est indispensable de permettre aux agents publics de contribuer à l’entretien et au développement de communs dans le cadre de leurs activités (sous forme de mécénat de compétences, de mise à disposition ou de contributions directes durant leur temps de travail), à l’image de la politique de contribution de l’État aux logiciels libres mise en place par Etalab, qui encourage les agents publics à contribuer à des communs numériques dans le cadre de leurs missions.

En conclusion, la crise politique et morale que traverse notre pays est largement une crise de ses institutions, au premier rang desquels l’État et son organisation à travers les administrations et les services publics. Les mutations écologiques et économiques appellent à revisiter ce qui fait aujourd’hui l’intérêt général, à en étendre la portée, à définir collectivement ce que nous souhaitons préserver ou concevoir comme des biens communs. Cette exigence nous amène à repenser notre modèle d’action collective et à sortir du double écueil d’une administration administrante et d’un mouvement qui a considéré que le secteur privé seul serait plus efficace dans la gestion des biens et services collectifs. Les communs dessinent une nouvelle grammaire de la coopération qui sera, nous en sommes convaincus, un ingrédient clé pour relever les défis qui nous attendent.

Ces préoccupations font aussi écho au ressenti de très nombreux agents publics et nous voudrions terminer sur ce point. Les agents publics subissent une crise sans précédent. Jamais les doutes sur l’utilité de leur travail et l’insatisfaction sur ses modalités n’ont été aussi forts. Trente ans de réorganisations, de privatisations et d’incapacité à évoluer ont littéralement assommé la fonction publique. Le projet de Société des communs s’adresse aussi à ces agents. Le nécessaire sens qui leur fait tant défaut pour se sentir mieux et agir ne pourra prendre forme que par des échanges et des coopérations renforcés avec les acteurs de la société civile. Il est donc urgent de les conforter dans leur capacité à travailler autrement qu’en contrôleurs, en financeurs, en exécutants…

Les trois niveaux d’action que nous appelons de nos vœux sont aussi pour nous les trois axes d’une transformation profonde des postures et des métiers au sein de la fonction publique.

  1. Les auteurs
    Cette tribune est écrite par 4 membres du collectif pour une Société des communs :
    Emmanuel Dupont, conseiller sur la transformation de l’action publique et les politiques territoriales au sein de l’État,
    • Louise Guillot, experte de la transformation publique,
    • Sébastien Shulz, post-doctorant et enseignant en sociologie, qui explore la transformation de l’État par les communs numériques,
    • Rémy Seillier, dirigeant associatif et acteur de la transformation publique.

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Club des acteurs publics

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