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Marcel Pochard : “Le droit-devoir de désobéissance est d’un maniement difficile mais il ne faut pas le sous-estimer"

Dans cette tribune pour Acteurs publics, le conseiller d’État honoraire Marcel Pochard revient sur la question du droit ou non pour les fonctionnaires à désobéir à un ordre. “Le recours par un agent public au droit-devoir de désobéissance est d’un maniement difficile”, explique l’ancien directeur général de l’administration et de la fonction publique (DGAFP). Mais, ajoute-t-il, “il ne faut pas enterrer trop vite l’intérêt du dispositif et son sens profond, car il est probablement le moyen le plus pertinent pour l’agent public de pouvoir assumer ses fonctions sans devoir se renier”.

Le droit reconnu aux fonctionnaires par la loi de refuser d’exécuter un ordre illégal paraît au premier abord comme une réponse bien réductrice aux inquiétudes des agents publics face à l’arrivée au pouvoir de partis entendant conduire des politiques de rupture avec les fondamentaux auxquels ils sont attachés tel, comme c’est votre hypothèse, le Rassemblement national. Ce que les agents publics semblent en effet redouter le plus dans une telle occurrence, ce n’est pas vraiment que leurs supérieurs hiérarchiques leur donnent des ordres illégaux, mais de devoir appliquer une politique de nature à méconnaître, dans son orientation, des principes essentiels et à heurter leur conscience ou leurs convictions profondes.

Or le refus d’exécuter un ordre ne semble guère en mesure de permettre de lever pareille crainte.

D’une part, il est enserré dans des conditions très strictes, comme il ressort du texte-même de l’article L121-10 du statut général de la fonction publique qui l’instaure, après avoir rappelé le principe selon lequel “l’agent public doit se conformer aux instructions du supérieur hiérarchique”. Le refus, que l’on qualifie de droit de désobéir (et même de devoir) ne peut jouer que dans le cas où l’ordre est à la fois “manifestement illégal” et “de nature à compromettre gravement un intérêt public”. Autant dire que le recours par un agent public au droit-devoir de désobéissance est d’un maniement difficile, et en tous cas source de perplexité pour lui. Ce recours ne pourra être qu’exceptionnel. 

Les agents publics ne peuvent refuser d’appliquer la politique définie par une autorité politique qui a été démocratiquement élue.

D’autre part, il ne concerne bien évidemment que la désobéissance aux ordres, et non aux lois et aux règlements pris pour l’application de ces lois. Or les agent publics ne peuvent bien sûr refuser d’appliquer une loi entrée en vigueur dans le respect de la Constitution et plus généralement, ils ne peuvent refuser d’appliquer la politique définie par une autorité politique qui a été démocratiquement élue. S’en prendre aux ordres, cela peut apparaître comme faire face au problème par le petit bout de la lorgnette, et cela laisse entier le désarroi du fonctionnaire devant les lois que l’on lui demande d’appliquer et qui pourtant l’interrogent.

Il reste néanmoins qu’il ne faut pas enterrer trop vite l’intérêt du dispositif du droit-devoir de désobéir, et son sens profond, car il est probablement le moyen le plus pertinent pour l’agent public de pouvoir assumer ses fonctions sans devoir se renier. Deux considérations à prendre en compte l’expliquent. 

Première considération : la signification profonde de la règle selon laquelle l’agent doit exécuter les ordres. Il s’agit de la manifestation la plus éclatante du pouvoir hiérarchique conféré aux autorités publiques. Elle est en ce sens inhérente à notre conception de l’État, car condition de son bon fonctionnement. Elle s’impose, y compris lorsque l’autorité peut être regardée comme faisant fausse route. On peut sur ce point se rapporter utilement à la théorisation qu’en a donnée Max Weber dans son ouvrage majeur Le savant et la politique : “L’honneur du fonctionnaire consiste dans son habilité à exécuter consciencieusement un ordre sous la responsabilité de l’autorité supérieure, même si, au mépris de son propre avis, elle s’obstine à suivre une fausse voie. Sans cette discipline morale, dans le sens le plus élevé du terme et sans cette abnégation, tout l’appareil s’écroulerait.”

Il est au demeurant intéressant de noter qu’en 1946, lorsqu’a été élaboré le premier statut de la fonction publique, des voix se sont élevées, pour déplorer le risque d’un “déclin de l’autorité hiérarchique” (Paul-Marie Gaudemet), du fait de la reconnaissance du droit syndical et du droit de grève et de la place donnée au principe de participation. Donner à l’agent public le droit de s’exonérer des instructions du pouvoir hiérarchique est donc quelque chose de majeur, à ne pas sous-estimer. Cela montre que, comme on a pu le dire Jean-Marc Sauvé, dont on connaît l’autorité juridique et morale (Le Monde du 22 avril 2017), “obéir, ce n’est pas se soumettre, ni renoncer, ni devoir se taire”.

Seconde considération à prendre en compte : l’exigence pour les agents publics d’assumer leur mission dans un État démocratique. Le fonctionnaire n’a pas de légitimité à déterminer les lois qui doivent être appliquées, et qui, si elles sont entrées en application, ont été, par définition, votées par le Parlement et le plus souvent validées par le Conseil constitutionnel. Comme le dit encore Jean-Marc Sauvé dans la même interview : “Le fonctionnaire doit manifester, à l’égard du pouvoir politique, sa loyauté parce que ce pouvoir d’essence démocratique est investi par la Constitution de la mission de déterminer et conduire la politique de la nation.” Autant dire que la marge de manœuvre du fonctionnaire est étroite. À se faire juge de ce qu’il doit appliquer comme politique, il se met en délicatesse majeure avec sa mission. Ce qui reste au fonctionnaire comme marge, c’est en fait ce qu’ajoute Jean-Marc Sauvé immédiatement à la suite de la citation qui précède : “Mais le fonctionnaire n’est pas au service d’une personne, d’un parti ou d’un programme politique. Il est au service de l’État et de l’intérêt général”.

Il appartiendra à chaque occasion (aux fonctionnaires) de faire valoir auprès de leurs autorités d’emploi que leur boussole est dans le service de l’État et de l’intérêt général.

C’est bien là  que les fonctionnaires inquiets peuvent, nous semble-t-il, trouver la ligne de conduite à suivre pour pouvoir continuer à assumer leur mission avec le minimum de sérénité. Il leur appartiendra à chaque occasion de faire valoir auprès de leurs autorités d’emploi que leur boussole est dans ce service de l’État et de l’intérêt général. Le cas échéant, et en dernier recours, en faisant usage de leur droit-devoir de désobéir. C’est en ce sens que ce droit-devoir prend toute son importance, d’autant que de nature à faire peser sur l’autorité qui serait tentée d’abuser de son pouvoir de donner des ordres, le risque de voir ses abus exposés au grand jour. Désobéir n’est en effet pas démissionner. Il appartient alors à l’autorité publique, si elle estime devoir sanctionner cette attitude, d’engager des poursuites disciplinaires, dans le respect des garanties disciplinaires, avec obligation pour elle de se justifier et au risque donc de voir étalés publiquement ses abus de pouvoir. 

Et comment ne pas rappeler, pour montrer la grandeur et le poids qui peuvent s’attacher à de tels refus, ce que, pour justifier son  refus de se plier à son ordre, le gouverneur d’Auvergne a répondu au roi Charles IX qui, l’année de la Saint Barthélemy, lui commandait d’exécuter les protestants : “Si l’ordre est véritablement émané de Sa Majesté, je la respecte encore trop pour lui obéir”.

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Club des acteurs publics

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