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"L’impact de l’IA générative sur l’organisation et la qualité de vie au travail est déjà visible"

Elève-fonctionnaire à l'Institut national du service public, Maxime Gennaoui-Hétier a interrogé plus de 2 000 agents publics sur leurs pratiques de l'IA générative. Selon lui, l’utilisation des intelligence artificielles génératives par les agents est "réelle mais hétérogène, et suscite autant de craintes que d’attentes", et l’impact de ces IA sur l’organisation du travail, les qualifications et la qualité de vie au travail est "déjà visible, et pourrait être encore plus significatif à moyen terme"

L’intelligence artificielle générative (IAG) de texte, déjà testée par un Français sur 3 (Ifop, 2023), l’est aussi forcément par les agents publics. Cette « calculatrice littéraire », comme l’appelle le sociologue Yann Ferguson, est capable de générer des résumés, des comptes rendus voire des plans d’action détaillés pour le déploiement d’une politique publique, et pourrait transformer profondément les métiers de l’administration. 

Pourtant, il est difficile de savoir combien d’agents l’utilisent et comment, tant cette technologie inspire de la méfiance. Aucune étude n’a d’ailleurs été réalisée à ce jour. J’ai donc mené l’enquête en recueillant les témoignages de 2 064 agents publics administratifs des fonctions publiques d’État et territoriale. L’objectif était de quantifier et qualifier le phénomène, d’examiner son impact sur les pratiques professionnelles des agents et sur l’organisation du travail, et de comprendre dans quelles conditions le déploiement de l’IAG pouvait avoir du sens pour les agents et créer de la valeur pour les usagers. J’en tire aujourd’hui 3 constats : l’utilisation des IAG par les agents publics est réelle mais hétérogène, et suscite autant de craintes que d’attentes ; l’impact de l’IAG sur l’organisation du travail, les qualifications et la qualité de vie au travail est déjà visible, et pourrait être encore plus significatif à moyen terme ; il faut donc expérimenter et mutualiser, sensibiliser et débattre, et anticiper la transition. 

Premier constat : une utilisation réelle mais hétérogène 

Un nombre non négligeable d’agents publics utilise déjà les IAG « sur étagère », c’est-à-dire les solutions privées disponibles en libre accès sur Internet, comme ChatGPT. Ainsi, 13,5 % des agents interrogés disent utiliser l’IAG dans leur travail ; généralisé aux 4,46 millions d’agents publics des fonctions publiques d’État et territoriale, cela pourrait représenter plusieurs centaines de milliers d’agents. On observe néanmoins une utilisation genrée et fluctuante selon l’âge et la catégorie d’emploi. Toutes choses égales par ailleurs, les femmes ont 2,5 fois moins de chances d’utiliser l’IAG que les hommes. De même, les agents de catégories B et C ont respectivement 54 % et 64 % de chances en moins d’utiliser l’IA que des agents de catégorie A, à caractéristiques égales, et la probabilité d’utilisation de l’IAG diminue également avec l’âge. 

Parmi les utilisateurs, les pratiques sont différenciées, entre 40 % d’utilisateurs réguliers et le reste qui ne s’en sert que ponctuellement. En revanche, la plupart y ont recours à la fois sur leur ordinateur professionnel, leur ordinateur personnel et leur téléphone portable. C’est le signe, d’une part, que la pratique dite du « Shadow AI » (cacher son utilisation de l’IA à son manager) est peu répandue, et d’autre part que les tentatives d’interdiction de l’IA au travail sont vouées à l’échec, car facilement contournables. 
Trois profils se distinguent parmi les agents : les motivés, qui expérimentent de nouveaux cas d’usage et font office d’ambassadeurs auprès de leurs collègues ; les attentistes, nombreux, qui attendent qu’on leur donne des garanties et une formation mais qui considèrent que les agents publics devraient utiliser l’IA (43,6 % des non-utilisateurs) ; et les réticents, qui regrettent souvent l’utilisation du numérique dans son ensemble. Face à ces profils, les managers publics craignent souvent plus les conséquences managériales de l’IA que l’IA elle-même. 

Deuxième constat : un impact sur le travail déjà visible 

Si l’IAG n’est pas la solution miracle que nous promettent les constructeurs de modèles, elle a déjà un impact sur la productivité et la qualité de vie au travail des agents. À la question « À quel point l’IA vous fait-elle gagner en productivité ? » (la note 1 correspondant à des gains marginaux et 10 à des gains importants), le score moyen est de 5,94, signe d’un impact modéré mais perceptible. En pratique, cela se manifeste par une rédaction plus rapide, une amélioration de l’organisation des idées et du ton adopté, ainsi qu’une gestion et une restitution plus efficaces de l’information dans son ensemble. L’IAG « me libère beaucoup d’espace mental et me donne une certaine sérénité dans le travail », témoigne un agent, « [elle] me rassure en me donnant un contre-avis instantané », « [elle] m’aide à répondre professionnellement à un mail agressif d’usager », selon d’autres. « Ça m’a sauvé en préfecture », affirme même un agent. 

À noter que la faible confiance qu’ils accordent dans ces outils (score moyen de 5,47/10), pourrait entraîner une baisse paradoxale de productivité, les agents devant revérifier l’information : « ChatGPT n’étant pas à jour sur les références réglementaires, il est plus chronophage de relire et vérifier ce qui est écrit que de rédiger directement. » Pour autant, l’efficacité est souvent préférée à l’exactitude, tout comme chez les utilisateurs à titre privé.

Il est plus probable que l’intelligence artificielle générative accélère une petite partie du travail d’un grand nombre d’agents que l’inverse.

Les discours sur le remplacement de l’agent par l’IAG ne tiennent donc pas au regard de l’organisation actuelle du travail et de l’état de l’art des technologies. À ce jour, les agents en font une utilisation qui reste limitée à des tâches élémentaires. De fait, les réponses générées par IA sont souvent au mieux maladroites et pas tout à fait pertinentes, au pire truffées d’erreurs, et l’expertise métier reste essentielle : « Ce que l’IA génère, c’est le minimum de qualité que je peux produire », « elle n’est utile que si l’on connaît le sujet abordé, pour pouvoir jauger de la pertinence des propositions », estiment des agents. Si certains métiers sont surreprésentés (juristes, RH, communicants, informaticiens), cela ne représente qu’une fraction de leurs tâches. En somme, il est plus probable que l’IAG accélère une petite partie du travail d’un grand nombre d’agents que l’inverse. 

Par ailleurs, la charge de travail actuelle de nombreux fonctionnaires est telle que l’IAG leur fournit avant tout des moyens supplémentaires pour accomplir leur travail. Il est à cet égard intéressant de noter que la plupart des expérimentations officielles d’IAG dans la fonction publique (direction interministérielle de la transformation publique, Agence nationale de la cohésion des territoires, direction générale des finances publiques, etc.) se concentrent exclusivement sur des tâches dont l’organisation du travail ne permettait pas une réalisation satisfaisante (files actives trop longues, délais trop courts, etc.). C’est le cas par exemple de l’outil LLaMandement, développé par la DGFIP [lire pages 93-94], qui résume en quelques minutes les 5 400 amendements du projet de loi de finances, exercice qui mobilisait jusqu’alors 200 agents pendant toute une nuit. 

Déqualification ou requalification

Pour autant, l’IAG aura un impact sur la nature du travail effectué et donc sur les qualifications, obligeant à repenser l’organisation du travail. Comme l’explique Clément Le Ludec, docteur en sociologie de l’Institut polytechnique de Paris, le déploiement de l’IA peut entraîner des phénomènes de déqualification (agents affectés à des tâches moins qualifiées) et de requalification (agents devant effectuer des tâches nécessitant de nouvelles compétences). En déléguant ces tâches à l’IA, les agents administratifs risquent de perdre la capacité à rédiger des notes ou à synthétiser l’information, exercice au cœur de leur travail et de nombreux concours, qui devront donc être repensés. L’IA pourrait également créer plus de tâches qu’elle n’en supprime – ce que Clément Le Ludec appelle « l’effet rebond algorithmique » – à l’instar des e-mails qui ont accéléré la communication mais nécessitent bien souvent des clarifications orales supplémentaires.

Les agents risquent de perdre la capacité à rédiger des notes ou à synthétiser l’information, exercice au cœur de leur travail et de nombreux concours, qui devront donc être repensés.

Il existe enfin un risque plus large de dépréciation de la valeur du texte écrit : chacun pouvant désormais générer en masse des textes sur des sujets sans les maîtriser, la confiance dans ces productions pourrait diminuer. Le développement excessif d’IAG pourrait entraîner une sorte de « course aux armements », où des IAG seraient créées pour générer des réponses à des appels d’offres et d’autres pour synthétiser ces mêmes réponses générées par IA. Il conviendra donc de repenser de nombreux processus administratifs fondés sur l’écrit, et d’éviter le biais techno-solutionniste, qui consiste à penser que le numérique peut tout résoudre. In fine, la nature et l’ampleur de l’impact de l’IAG sur le service public dépendront de choix managériaux et politiques plus que techniques, qui doivent être réfléchis. 

Expérimenter, sensibiliser et anticiper

Face à ces constats, il faut expérimenter et mutualiser, sensibiliser et débattre, et anticiper la transition. Face à l’utilisation massive des IAG sur étagère par les agents publics, il est nécessaire de les encadrer sans les interdire en publiant une charte d’usage nationale claire et opérationnelle, adaptable à chaque administration. Cette charte rappellerait de manière synthétique les règles de base, les actions inacceptables (partage de données personnelles, confidentielles, etc.), les usages à privilégier et les écueils à éviter, et serait largement diffusable. 

Mais il faut aussi aller au-delà : pour faire émerger des cas d’usage pertinents et en accord avec les besoins des agents, il est important de leur donner les moyens d’expérimenter eux-mêmes facilement – à cet égard, le déploiement à venir d’« Albert », une suite logicielle publique utilisant l’IAG, sera d’une grande aide, mais il faudra communiquer largement sur ses possibilités. Pour tirer les leçons de ces expérimentations, il serait enfin judicieux de systématiser la mise en commun des résultats, par exemple sous la forme d’une bibliothèque partagée des cas d’usage de l’IAG dans la fonction publique, ouverte à tous les agents.

Organisons des « Assises de l’IA générative pour le service public », une grande concertation auprès des agents et des citoyens.

Organisons ensuite des « Assises de l’IA générative pour le service public », une grande concertation auprès des agents et des citoyens, pour partager les attentes et les craintes de chacun, discuter de la place de l’IAG dans la fonction publique, des usages à privilégier, des limites à ne pas franchir et des coûts écologiques et financiers. Pour cela, on pourra s’inspirer de la première convention citoyenne pour l’IA en France, organisée récemment par la ville de Montpellier. Associons-y largement syndicats et experts pour aborder utilement les sujets. En parallèle, multiplions également les « Cafés IA » dans l’administration, des espaces d’échange et d’expérimentation informels, comme le suggèrent le Conseil national du numérique et la commission sur l’IA dans son rapport de mars dernier. 

Changements organisationnels

Les agents ayant aujourd’hui une connaissance superficielle des risques et des préoccupations éthiques posées par les IAG (seule la moitié des agents interrogés sait que les données sont envoyées au constructeur du modèle et seul un tiers a conscience de la forte consommation énergétique, hydraulique et foncière de l’IAG), il est donc essentiel de les y sensibiliser. Pour préparer les changements organisationnels et accompagner les agents, des groupes de travail sur les conséquences de l’IA en termes de ressources humaines doivent être créés, regroupant agents, syndicats et responsables RH. Les enjeux seront identifiés métier par métier, administration par administration, en s’inspirant par exemple de la règle des « 3 V » imaginée par l’État de la Nouvelle-Galles du Sud en Australie : utiliser l’IAG, est-ce faisable (viable), utile (valuable) et indispensable (vital) ? Ces groupes rédigeront des feuilles de route pour une transition en accord avec ces choix. L’étude des utilisations de l’IAG par les agents publics révèle une technologie ambivalente, impactant autant l’organisation du travail que les pratiques professionnelles. Au lieu de la tenir à distance en raison des risques qu’elle présente, saisissons l’occasion de son développement pour débattre, expérimenter et prioriser collectivement des usages raisonnés.

Précisions méthodologiques
Le questionnaire a été adressé à plus de 200 préfectures, conseils départementaux et régionaux, directions centrales et écoles de la fonction publique, entre février et avril 2024. 2 060 agents ont répondu de manière volontaire et anonyme et représentent une variété de catégories d’emplois (A, B et C), d’âge, de statut (fonctionnaire ou contractuel), d’employeur et de genre. Une régression logistique a été réalisée pour isoler l’impact de chacune de ces variables sur la chance d’utiliser l’IAG. 

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Club des acteurs publics

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