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Aurélien Rouquet : “L’État doit appréhender la logistique de manière globale”

Chercheur associé au centre de recherche sur le transport et la logistique de l’université d’Aix-Marseille, professeur de logistique à Neoma Business School et rédacteur en chef de la Revue française de gestion, Aurélien Rouquet analyse l’action de la puissance publique en matière de logistique au regard des dysfonctionnements de la crise sanitaire. “La compétence « logistique » doit être perçue par les hauts fonctionnaires comme hautement stratégique”, souligne-t-il. 

Vous menez un travail de recherche sur l’organisation logistique française et son appropriation par la puissance publique. Qu’a révélé la crise sanitaire ?
Avec la stratégie “France Logistique 2025” élaborée pendant le quinquennat de François Hollande, on voit que les politiques se sont emparés des questions liées à la performance de la logistique nationale. Mais la France reste en retard par rapport à l’Allemagne ou à la nouvelle route de la soie – toutes ces liaisons entre Chine et Europe. Cependant, avec la crise sanitaire, la question n’est plus seulement celle de l’organisation logistique de la filière, mais aussi celle du logiciel de l’État qui, en la matière, s’est révélé défaillant. Le symptôme le plus frappant est la gestion du stock des masques. Cela a marqué une faillite logistique au sommet de l’État, qui s’est traduite par un recours aux experts du privé car l’expertise du secteur public en matière de logistique était très faible. Par ailleurs, émerge avec fracas la question de la coopération entre l’État, les agences régionales de santé et les collectivités.

Dans votre travail de recherche, vous réfléchissez à une typologie et vous appréhendez la question de la temporalité. Quels sont les enjeux ? 
Il y a deux dimensions à la question logistique. D’abord une dimension nationale, et qui porte sur l’amélioration de la logistique du pays. L’enjeu ici est notamment d’appréhender globalement les infrastructures logistiques du pays (ports, aéroports, routes, entrepôts, etc.) et de développer la compétitivité de notre industrie de la prestation logistique. Cette filière est en effet une filière clé et participe à la compétitivité du pays dans un contexte de mondialisation. La deuxième dimension concerne les services publics : les hôpitaux, les écoles, les services de police, de gendarmerie… Derrière toutes ces entités, il y a des transports, des stocks, des flux : de la logistique ! Il faut absolument renforcer ces services pour que la logistique qui les sous-tend soit efficace et fluide. Et cette problématique doit être appréhendée au quotidien mais aussi dans un contexte de crise, qu’elle relève d’une menace terroriste, du mouvement des “gilets jaunes” ou de la situation sanitaire.

Quelle est globalement la situation de l’État sur ces deux volets ?
Il y a une certaine maturité des acteurs publics vis-à-vis de la logistique nationale, qui porte des enjeux de compétitivité et de souveraineté. Cela s’est traduit par la création de l’association France Logistique, qui réunit l’ensemble des acteurs de la filière, et par le fait qu’un comité interministériel dédié à la logistique ait vu le jour il y a deux ans. En revanche, l’État lui-même, dans sa propre logistique, est moins mature. Certains secteurs sont certes très organisés – l’armée et la sécurité intérieure tout particulièrement – mais l’ensemble peut être mieux coordonné et organisé. La coopération administrative peut être pensée au-delà d’une approche économique et politique : nous proposons une approche en termes de stock et de flux, c’est-à-dire une grille de lecture nouvelle. Il faut par ailleurs noter qu’une logistique de crise, pour fonctionner, doit s’appuyer sur les acquis et les forces d’une logistique “en temps normal”. La mise en place d’une organisation logistique au sein de chaque service public et entre les services publics permettrait d’avoir une meilleure réponse lors d’une crise. On ne peut plus isoler la gestion de crise de la gestion des opérations quotidiennes. 

Un portefeuille ministériel ou un délégué interministériel pourraient être instaurés pour favoriser une politique plus intégrée.

Pour ce qui est du volet national, vous envisagez une direction interministérielle dédiée à la régulation de la logistique nationale. En quoi serait-elle nécessaire ? 
La logistique n’est pas suffisamment appréhendée de manière globale par l’État. D’un point de vue opérationnel, l’État gère les infrastructures portuaires, les transports, fait des stocks… Mais il n’y a pas de vision globale et intégrée qui permettrait une coordination et une orchestration optimales. Aujourd’hui, les enjeux logistiques sont éclatés entre 3 ministères : la Mer, Bercy et la Transition écologique. Certes, le comité interministériel de la logistique, placé sous la présidence du Premier ministre, réunit chaque année les ministères en charge de ces enjeux. Mais il faut aller plus loin, dépasser les silos entre portuaire, économie et transport terrestre et s’inspirer du secteur privé : des responsables de la logistique siègent dans les comités de direction des entreprises. Il faut favoriser une vision globale sur l’ensemble des infrastructures. Un portefeuille ministériel ou un délégué interministériel pourraient être instaurés pour favoriser une politique plus intégrée. Regardez Amazon : il n’y a aucune législation nationale sur les entrepôts, chaque collectivité intervient séparément… 

Pour ce qui est des services publics, quelles sont vos préconisations ? 
Il faut, à notre sens, d’abord dresser un état des lieux des compétences dans les différents services de l’État et recenser les infrastructures logistiques détenues par les différents services de l’État dans une logique de rationalité et d’amélioration. La gestion de ces infrastructures réparties entre de multiples administrations pourrait alors être coordonnée par une entité qui dépendra du périmètre que l’on veut ou peut donner à cette coopération – État uniquement ou étendue aux autres fonctions publiques. Cela permettrait plus de transversalité et de mutualisation. D’autant plus qu’en période de crise, la coordination doit dépasser les frontières administratives et politiques. Les collectivités font aujourd’hui un retour d’expérience sur la gestion de la crise et le discours “les collectivités ont bien géré et l’État a été mauvais” est entendu. Ce n’est pas aussi simple. La capacité à aiguiller les tuyaux logistiques vers de nouveaux publics, de nouveaux sujets et selon de nouvelles temporalités suppose d’avoir construit réseaux, infrastructures et flux en temps normal. Les trois dimensions de la logistique publique doivent être mises en relation : en temps normal, une orchestration de la logistique privée et une coordination de la logistique publique. Enfin, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), qui a vocation à devenir le logisticien de crise de l’État, aurait vocation à être en étroite relation avec les deux instances de coordination précédentes, car la logistique de crise dépend de l’excellence de l’organisation logistique par beau temps.

Est-ce aussi un enjeu de formation des managers publics ? 
Aujourd’hui, un enseignement de la logistique est développé dans les universités et les écoles de commerce. Il pourrait s’intensifier dans les écoles du service public. C’est parfaitement convergent avec l’ambition de former des élites plus ancrées dans les opérations. De surcroît, la logistique, c’est la science des interfaces et de la coordination, elle possède un potentiel pour sortir du débat un peu vain entre centralisation et décentralisation. Il faut donc intégrer dans les programmes de formation des enseignements centrés sur la logistique et ne pas s’arrêter à des cours de gestion de crise. La compétence “logistique” peut être perçue par les futurs hauts fonctionnaires comme une compétence technique de back office. C’est au contraire hautement stratégique. Regardez dans le privé : la question des délais et du flux continu est un facteur clé de succès. Amazon est capable de livrer sans couture dans un délai record.

Tout cela est donc très stratégique…
Oui, d’autant plus qu’il ne faut pas oublier l’enjeu géopolitique, avec la Chine qui reconstitue la route de la soie. Ni évidemment l’enjeu de durabilité, avec une réflexion forte à avoir sur l’empreinte carbone, sachant que la logistique représente 10 % de celle-ci. La régulation de la logistique industrielle doit enfin, bien sûr, être traitée à l’échelle de l’Europe pour répondre au défi de la mondialisation. Il faut bâtir une vraie stratégie logistique européenne autour de corridors ferroviaires, d’infrastructures de transports, de transports aériens. On le voit : les défis sont multiples et stratégiques.

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Club des acteurs publics

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