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Céline Danion : “Le pass Culture, outil d’une politique publique d’accès à la culture ?”

Dans cette tribune, Céline Danion* revient sur la genèse et la mise en place du pass Culture, développé selon la méthode “start-up d’État”. Un développement mis à mal par le court-termisme et la communication politique, mais qui finit par porter ses fruits pour un projet désormais recentré sur son objectif premier : lever les freins d’accès à la culture pour tous les jeunes.

Plus d’1,5 million d’inscrits, 7,8 millions de réservations de biens ou de sorties culturelles depuis sa création, près de 9 000 acteurs culturels qui font des propositions dans le pass Culture… Les chiffres parlent : le pass Culture est une réussite. Au-delà des chiffres, les défis et enjeux étaient si nombreux au démarrage que la réussite se mesure également à l’aune de la relative absence de fraude, des près de 70% des acteurs labellisés par l’État qui ont fait la démarche de s’inscrire, des libraires qui remercient le pass Culture d’avoir (r)amené ces jeunes en librairies. Désormais, le pass Culture est entré dans la vie des jeunes Français ; la promesse de campagne du candidat Macron en 2017, et l’une des mesures culturelle phare du quinquennat, est ancrée.

C’était pourtant l’une des mesures les plus difficiles à réussir, et pas uniquement pour de mauvaises raisons : controversée par la très grande majorité des acteurs culturels, incomprise pour des familles dans lesquels 500€ seraient utiles pour assurer des dépenses de première nécessité, mal aimée par un ministère de la Culture circonspect et un ministère du Budget interdit par les sommes en jeu, draguée par des groupes privés proposant de s’occuper d’en faire un chèque. Or, tel était sans doute le principal enjeu : ne surtout pas en faire un simple chèque, et construire au contraire une plateforme contribuant à lever différents freins d’accès à la culture. L’argent n’est pas le premier de ces freins, loin s’en faut, et les mesures de gratuité ciblée ont toutes constitué principalement des effets d’aubaine. Lorsque l’habitude culturelle est prise, l’argent peut être un frein. Mais pas avant. Et si l’on a pu reprocher à des acteurs culturels de la sphère publique de s’opposer au pass Culture simplement parce qu’ils voyaient dans son financement public une manne directe se détourner d’eux, ils alertaient à juste titre sur la nécessité d’accompagner la découverte des arts et la sortie culturelle par une médiation humaine, seule à même de faire tomber les barrières intérieures – les plus tenaces.

Après de premiers succès dès les six premiers mois [...] l’heure aurait dû être à la structuration de ce qui fonctionnait, et aux poursuites d’expérimentation.

“Construire une plateforme permettant de lever les freins d’accès à la culture pour tous les jeunes de 18 ans.” Tel a donc été l’objectif fixé avec Françoise Nyssen, alors ministre de la Culture ; et cet objectif a dicté la méthode. Dès octobre 2017, trois propositions ont été validées par l’Élysée : les futurs bénéficiaires étant les mieux placés pour connaître leurs freins d’accès, il fallait construire le pass Culture avec eux, dans une logique d’amélioration continue ; les acteurs culturels œuvrant au quotidien pour l’accès à la culture, la puissance publique devait créer une plateforme à leur disposition et donc construite avec eux ; compte tenu du nombre d’incertitudes, notamment financières, mais également de l’importance de conserver une telle politique publique souveraine, il fallait mobiliser une équipe projet autonome, responsable, intrapreneuse. C’est ainsi que le ministère de la Culture a créé sa première “start up d’État” .

Ces choix ont permis la réussite initiale. Cette méthode agile a inclus les territoires, et n’a pas cherché à réinventer l’existant. Ainsi, par exemple, l’équipe du pass Culture a-t-elle animé à ses débuts de nombreuses réflexions avec les collectivités, acteurs culturels et artistes, acteurs socio-éducatifs sur le périmètre, les limites, la légitimité à exclure telle ou telle catégorie. De même, les règles définissant les choix algorithmiques ont été largement débattues avec les acteurs culturels, territoriaux, socio-éducatifs. Pour répondre à toutes ces questions, deux règles se sont imposées – simples, cohérentes avec les enjeux, explicables donc applicables. D’abord, le pass Culture est une politique publique culturelle, pas un produit hors sol, il doit donc reprendre les cadres normatifs existants (inclusion des secteurs culturels suivis par le ministère de la culture, respect des règles de soutien du CNC aux jeux vidéo créatifs et non violents, du code du patrimoine définissant ce qu’est un musée, etc) ; ensuite le pass Culture devait contribuer à lever les freins d’accès à la culture de tous les jeunes de 18 ans, donc prendre ses décisions au regard de ce seul objectif (pas de livraison à domicile pour encourager la sortie, encouragement des propositions comportant une médiation, etc.).

Après de premiers succès dès les six premiers mois dans cinq territoires d’expérimentation, puis dans quatorze, une équipe en expansion, et la création de la SAS autonomisant la start-up d’État, l’heure aurait dû être à la structuration de ce qui fonctionnait, et aux poursuites d’expérimentation – notamment par exemple pour chercher des solutions de transport discutées au printemps 2018 avec la Région Bretagne. Mais les drames d’exécution si fréquents dans les projets publics ont freiné le bon déploiement : staffing par le haut coupé de l’opérationnel, injonctions nourrissant la communication politique en lieu et place d’un pilotage stratégique, micro-management du politique, tentation du quantitatif facile, délaissement des acteurs culturels publics des territoires… Les équipes ont fait ce qu’elles ont pu, mais la crise sanitaire a masqué ce retard, puis l’a accentué.

Le pass Culture arrive à un tournant de son histoire : il peut à nouveau porter une politique engagée pour l’accès de tous à la culture.

Généralisé sur l’ensemble du territoire en mai 2021, le pass Culture s’est réengagé à la rentrée 2021 sur le chemin de l’accès de tous à la culture et du partenariat vertueux avec les acteurs culturels engagés et les acteurs socio-éducatifs. La décision de le proposer bien en amont dans un cadre collectif a enfin été prise, quatre ans après avoir été proposée. Adopté des jeunes Français, financé, de moins en moins contesté et désormais encouragé par les enseignants, le pass Culture arrive à un tournant de son histoire : il peut à nouveau porter une politique engagée pour l’accès de tous à la culture. Pour y parvenir, chaque décision devra être prise au regard de cet objectif. Avec déjà plus d’un million d’utilisateurs et demain peut-être cinq  : le moindre choix a désormais des conséquences importantes sur les jeunes comme sur les acteurs culturels. 

La décision de mobiliser à nouveau les acteurs culturels labellisés était de ces décisions conformes à l’objectif. Celle d’ouvrir le pass Culture dès la classe de 4e avec une part collective et une part individuelle, pour donner l’habitude d’un usage curieux et audacieux avant l’utilisation autonome également. D’autres seront nécessaires : développer le travail envers toutes les structures socio-éducatives permettant d’amener progressivement les jeunes qui se sentent les moins concernés à utiliser leur pass Culture, accentuer les incitations à découvrir des champs artistiques inusités, élargir les modalités d’utilisation à des projets participatifs, inciter des acteurs de transports locaux à s’interconnecter avec le pass Culture, et surtout encourager vivement de réels projets d’éducation artistique et culturelle dans la part collective des collèges et lycées que le pass peut désormais en partie financer.

Cette dernière est cruciale, car elle aura un impact majeur sur l’atteinte de l’objectif du pass Culture… mais également sur l’éducation artistique et culturelle (EAC) indépendamment du pass Culture. En effet, si celui-ci accepte, via l’application Adage de l’Éducation nationale, de simples rencontres ou sorties culturelles comme “projet EAC”, il légitimera de facto la diminution de l’exigence sous-tendue par les critères établis dans la “charte de l’EAC” du HCEAC. Or ces derniers ont été définis de telle sorte que les projets EAC aient une incidence durable sur la construction de chaque jeune. Un nivellement par le bas serait contreproductif, et délégitimerait in fine le financement public de cette politique. “Avec de grands pouvoirs viennent de grandes responsabilités” : si le pass Culture n’a pas pour rôle de mener la politique EAC de l’État, sa puissance de feu peut en revanche y contribuer en accompagnant l’exigence, ou au contraire l’enterrer. Une fois encore, pilotage stratégique et objectifs aussi cohérents qu’exigeants assignés au pass Culture (et à Adage) devraient fixer le cap.

D’autres enjeux sont apparus et devront être traités dans les prochains mois : la révision du travail de recommandation permettant à tous ceux qui n’utilisent pas naturellement leur pass Culture de le faire, l’évaluation, ou les éventuelles manières de “recharger” le pass Culture après 20 ans.

Le pass Culture ne peut être uniquement une “politique de la demande” si l’ambition est de donner accès à la culture, il doit au contraire encourager les échanges entre les acteurs culturels et un public qui, à 18 ans, est volatile.

L’expérience des quatre dernières années est instructive et permet d’identifier trois règles indispensables au succès. D’abord, chacun à sa place : le micro-management et les décisions dictées par la communication politique éloignent de l’objectif. L’équipe de la SAS est désormais organisée en fonction de cet objectif, elle devra être soutenue et régulièrement stimulée par le politique, mais pas freinée.

Ensuite, l’ouverture des données (initialement promise) augmenterait à la fois la confiance des acteurs et territoires les moins impliqués, et l’amélioration continue. Le taux de jeunes inscrits n’est pas intéressant sans le taux d’utilisation et surtout l’écart à l’habitude, le nombre de propositions culturelles n’est pas intéressant si leur diversité et leur qualité ne sont pas cohérentes avec l’ensemble de la politique culturelle : c’est par la donnée ouverte que le pilotage politique et démocratique peut se faire. 

Enfin, il serait temps de dépasser l’aporie entre “offre” et “demande” : si un artiste peut (doit ?) théoriquement créer sans se préoccuper de ce que demande le public, de nombreuses expériences ont montré combien une offre culturelle sans adresse au public est vouée à disparaître. Michel Guerrin propose par ailleurs de “se pencher sur les œuvres proposées”  pour rajeunir le public. Mais, réciproquement, ne miser que sur la demande, c’est condamner les œuvres inattendues, nouvelles, marquantes, à disparaitre. Miser exclusivement sur la demande, c’est condamner le public à s’enfermer dans son espace de confort  quand l’art vient au contraire bouleverser ses certitudes. Le pass Culture ne peut être uniquement une “politique de la demande” si l’ambition est de donner accès à la culture, il doit au contraire encourager les échanges entre les acteurs culturels et un public qui, à 18 ans, est volatile.

*Céline Danion est consultante en accompagnement de projets culturels. Elle a occupé différents postes en administrations et établissements culturels (ministère de la Culture, musée d’Orsay) et a notamment été en charge du pass Culture à ses débuts.

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Club des acteurs publics

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