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Jean-Ludovic Silicani : “L’État profond, mythe ou réalité ?”

Pour l’ancien commissaire à la réforme de l’État, même si la haute fonction publique n’est pas exempte de toute critique, “il n’existe pas en France, de façon systémique au sein de l’État, une organisation pilotée par tout ou partie de la haute fonction publique, qui aurait pour objet de faire obstacle aux décisions des responsables politiques, ou à leur imposer les siennes”.

L’expression “État profond” est utilisée, en France et dans le monde, par des communautés d’internautes mais aussi parfois par des personnalités de premier plan. Qu’entend-on par “État profond” ? Ce concept apparaît à propos de l’organisation de l’assassinat de J.F. Kennedy. Pour les dénonciateurs de “l’État profond”, celui-ci est constitué d’un ensemble de personnes qui, de façon plus ou moins secrète et organisée, cherchent, afin de défendre leurs intérêts propres ou un supposé intérêt général, à imposer leurs vues aux instances exerçant les pouvoirs publics légaux. Ces personnes peuvent être extérieures à ces instances ou en faire partie. Elles peuvent agir à l’échelle nationale ou supranationale. Les personnes composant cet “État profond” seraient majoritairement les élites, les puissants et les fortunés qui, en manipulant les pouvoirs légaux, s’opposeraient à la volonté du peuple.

L’idée que des puissances occultes exercent un pouvoir considérable sur les instances de décision publiques, en les noyautant, n’est évidemment pas nouvelle. Ainsi, en France, dans l’entre-deux-guerres, des personnalités influentes et des organes de presse ayant pignon sur rue affirmaient, selon leur sensibilité politique, que le pouvoir réel était entre les mains des “200 familles” ou des francs-maçons. De même, dans les années 1960, est apparue la figure, critiquée ou admirée, du technocrate tout-puissant qui imposerait ses vues au gouvernement et aux élus. Plus récemment, Donald Trump affirmait qu’un complot, ourdi par “l’État profond”, lui avait volé sa réélection. D’autres ont affirmé, en 2020, que le virus du Covid avait été créé par un groupe, issu de “l’État profond”, composé de personnes riches et puissantes, avec l’appui de certains dirigeants politiques, pour exterminer, sur toute la planète, les personnes pauvres (voir, par exemple, le film Hold-up). De deux choses l’une : soit “l’État profond” est une pure fiction et l’affirmation de son existence déstabilise le fonctionnement des pouvoirs légaux ; soit ce concept correspond à une réalité qui menace les pouvoirs légaux. Dans les deux cas, on ne peut rester indifférent.

Focalisons-nous sur la situation en France. Selon certains responsables politiques de diverses sensibilités, médias ou réseaux d’internautes, il existerait en France un “État profond”, constitué par la technocratie, qui chercherait à imposer ses positions au gouvernement, voire au Parlement. Le chef de l’État s’était lui-même posé la question, il y a quelques années [en 2019, ndlr], s’agissant du corps diplomatique. Il est donc particulièrement important d’analyser les modalités de la prise des décisions publiques.

La prise des décisions de l’État associe de plus en plus toutes les parties prenantes.

En France, le caractère centralisé du pouvoir, hérité de l’Ancien Régime et de l’Empire, a d’abord conduit à laisser peu de place, dans la prise des décisions publiques, au débat interne à l’État (à l’exception des avis du Conseil d’État sur les projets de loi ou sur les plus importants décrets, rendus toutefois sous le seul angle juridique), mais peu de place aussi au débat avec les acteurs extérieurs à l’État. Toutefois, dès le XIXe siècle, de façon croissante, la mise en œuvre des principes de séparation et de spécialisation des pouvoirs a conduit à atténuer le caractère monolithique de l’État. Il faut aussi souligner, depuis les années 1980, le fort mouvement de décentralisation territoriale, ou encore, depuis quelques décennies, ce qu’on appelle la décentralisation fonctionnelle, c’est-à-dire le développement d’organes publics relevant de l’exécutif mais disposant d’une large autonomie de gestion (établissements publics, agences), voire d’une indépendance vis-à-vis du gouvernement mais soumis au contrôle du Parlement et du juge (autorités administratives indépendantes, comme par exemple l’Autorité de la concurrence, la Cnil ou l’Arcom, qui constituent ce qu’on appelle l’exécutif non gouvernemental). Ces transformations ont conduit le pouvoir exécutif central à faire évoluer sa culture et ses processus décisionnels, notamment par le débat au sein-même de l’État.

En outre, parallèlement à ce débat interne à l’État, la prise des décisions de ce dernier associe de plus en plus toutes les parties prenantes : les collectivités territoriales, les partenaires sociaux, les professionnels ou les citoyens, ceci notamment au travers de nombreuses instances consultatives permanentes, en particulier le Conseil économique, social et environnemental, ou ad hoc, ou encore, désormais, de conventions citoyennes. Pour les décideurs publics, échanger directement avec ces différents acteurs, c’est contrebalancer le poids des réseaux sociaux et des fausses informations, et réduire ainsi le risque d’apparition d’un “État profond” qui ne prospère que dans l’ombre.

Mais si le développement de ces nouvelles pratiques de la décision publique, plus transparentes, est en général salué, il est parfois critiqué, en particulier par certains responsables politiques, là encore de différentes tendances, qui soulignent le poids crossant ainsi donné aux experts. Cela peut toutefois être bénéfique pour la réussite d’une réforme car des études montrent, et on peut le regretter, que nos concitoyens sont plus convaincus par un argument développé par un expert que par un politique. 

Il faut avant tout que les ministres puissent s’appuyer sur leurs services, et en premier lieu sur les directeurs d’administration centrale.

Autre constat : de façon traditionnelle, la haute fonction publique, en France comme dans les autres pays comparables, est souvent accusée de bloquer certaines réformes. Or sa vocation même, en tant qu’expert, est de faire des propositions aux responsables politiques (démarche proactive) et de leurs donner des avis sur les actions ou réformes qu’ils envisagent. Ils sont payés pour ça ! Si ces propositions ou avis peuvent parfois, dans un premier temps, différer du point de vue du politique, la position ou la décision finale incombe évidemment aux politiques. En France, la haute fonction publique (civile mais aussi militaire) est très légaliste. Elle ne fait pas de coup d’État et elle est soumise à des obligations de discrétion et de réserve qui sont scrupuleusement respectées dans l’immense majorité des cas. Les échanges de points de vue entre les hauts fonctionnaires et les politiques n’ont donc pas vocation à être publics. Quant aux échanges avec les parties prenantes extérieures à la sphère étatique, comme on l’a dit, ils sont essentiels mais ils doivent être encadrés afin d’éviter les conflits d’intérêts ou la “capture” de l’État, ce qui est le cas lorsque, même inconsciemment, un responsable public devient le porte-parole d’un intérêt privé contraire à l’intérêt général. Sous l’emprise des lobbies, cette personne risque alors de devenir un agent de “l’État profond” tel que défini précédemment. La haute fonction publique se trouve donc souvent sur une ligne de crête dont elle doit éviter de s’écarter. Une telle emprise ou capture peut aussi s’exercer sur un responsable politique (ministre ou parlementaire).

Dans ces conditions, que faire pour que le sommet de l’administration fonctionne le mieux possible, c’est-à-dire en n’étant ni déloyal ni servile ? Il faut avant tout que les ministres puissent s’appuyer sur leurs services, et en premier lieu sur les directeurs d’administration centrale (et de même sur les préfets et les ambassadeurs). Dans son programme de 2017, Emmanuel Macron avait prévu que, rapidement après l’élection présidentielle, serait indiqué à ces cadres dirigeants des ministères (environ 200 directeurs pour un effectif total de 2 millions d’agents de l’État) s’ils étaient confirmés ou pas. Ceci est possible car les emplois dont il s’agit sont “à la discrétion du gouvernement”. Une fois ce mouvement réalisé, chaque ministre aurait été à même de travailler en pleine confiance et de façon efficace avec ses principaux collaborateurs, ce qui rendait possible la réduction des effectifs des cabinets ministériels. Il est dommage que cette “actualisation” de l’équipe directoriale n’ait été faite que très lentement et de façon opaque, ce qui a, pendant une trop longue période, déstabilisé les intéressés vis-à-vis de leurs collaborateurs et de leurs interlocuteurs extérieurs. Pour une bonne part, l’impression d’une administration lente voire bloquant les réformes est venue de là.

En revanche, une ambitieuse réforme de la haute fonction publique, annoncée depuis des décennies, a été décidée et, pour une large part, mise en œuvre avec le remplacement de l’ENA par l’Institut national du service public (INSP) : mesures permettant un recrutement plus diversifié sur le plan social ; nouvelles modalités, d’une part, pour la formation (avec notamment une formation commune à l’ensemble des cadres supérieurs de l’administration) et, d’autre part, pour l’affectation à l’issue de la scolarité (fin de l’accès direct aux “grands corps” de l’État, tous les administrateurs débutant sur des postes de terrain) ; regroupement en un seul corps – celui des administrateurs de l’État – des divers corps préexistants, facilitant ainsi la mobilité. C’est une nouvelle culture administrative qui devrait progressivement en résulter, avec des administrateurs plus proches des préoccupations de nos concitoyens.

Une autre critique est souvent faite à l’administration : celle de ralentir la vie économique et sociale par la multiplication et la complexité des normes. Il faut effectivement lutter chaque jour contre ce phénomène qui n’est pas nouveau mais s’est accéléré depuis une vingtaine d’années, et qui n’est pas propre à la France, puisque l’Allemagne, les États-Unis ou le Japon sont aussi des champions du “procéduralisme”. Mais il faut avoir en tête que la complexité et la prolifération des textes réglementaires ou infraréglementaires (circulaires…) trouvent largement leur origine dans celles des textes législatifs. Or, en moyenne, une loi triple de longueur entre le projet transmis par le gouvernent au Parlement et le texte finalement voté par le Parlement, notamment sous l’effet de multiples amendements, souvent inspirés par les lobbies économiques ou sociétaux qui ensuite déplorent l’inflation législative tout en y contribuant largement ! Au lieu de se limiter à des principes fondamentaux, conformément à l’esprit de la Constitution, le législateur rentre dans des détails qui se révèlent rapidement inadaptés et multiplie les cas particuliers, les régimes spéciaux et les dispositions dérogatoires, aux antipodes des préconisations de Portalis, principal auteur du code civil en 1804, dont, deux siècles plus tard, 60 % des dispositions sont toujours parfaitement applicables ! Par ailleurs, beaucoup de dispositions législatives, souvent très techniques, correspondent à la transposition obligatoire de directives européennes. Longues, complexes, souvent mal rédigées et bavardes, les lois ne peuvent que générer des textes d’application nombreux, détaillés, obscurs et frappés rapidement d’obsolescence. En outre, dans un pays averse au risque comme l’est la France (cf. “La prise en compte du risque dans la décision publique”, La Documentation française, 2018), les élus, les professionnels, les citoyens et in fine les agents publics, qui doivent bien respecter et appliquer les textes en vigueur, donnent une portée tout à fait excessive au principe de précaution, en allant bien au-delà de sa définition donnée dans la Charte constitutionnelle et dans le droit européen ou international, ce qui participe à l’inflation et à la complexité normatives.

Pour ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité de l’État et des services publics, les hauts fonctionnaires sont en première ligne.

Il apparaît également essentiel que les politiques assument leurs responsabilités dans l’éventuel échec des politiques menées et ne renvoient pas trop vite la balle sur les hauts fonctionnaires. Un exemple récent l’illustre. À l’occasion de l’épidémie de Covid, notamment pendant la première vague, de nombreux commentateurs ont affirmé que les défaillances de nos hôpitaux étaient principalement dues à des dérives technocratiques et bureaucratiques. De nombreux responsables politiques, passés ou présents, ont validé ce diagnostic. Or depuis plus de vingt ans, les moyens consacrés aux hôpitaux sont fixés chaque année par le Parlement dans le cadre du PLFSS [projet de loi de financement de la Sécurité sociale, ndlr]. De même, les réformes hospitalières successives résultent de textes votés par le Parlement, comme celle de 2009 modifiant l’organisation et le mode de financement des hôpitaux, ou celle de 2007 créant l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), chargé de constituer et de conserver des réserves, notamment de masques ou de médicaments, ou encore celle de 2016 supprimant cet établissement. Enfin, les modalités de réduction des réserves de masques au niveau national ont été fixées par des circulaires ou des arrêtés signés par plusieurs ministres de la Santé, en 2011, 2013 et 2015, et non par des hauts fonctionnaires. Ainsi, et c’est normal, les décisions essentielles ont été prises par les parlementaires et les ministres, lesquels avaient sûrement des motifs sérieux pour le faire, qu’ils auraient pu expliquer, s’ils avaient assumé ces décisions. 

Comme on le voit, il n’existe pas en France, de façon systémique au sein de l’État, une organisation pilotée par tout ou partie de la haute fonction publique, qui aurait pour objet de faire obstacle aux décisions des responsables politiques, ou à leur imposer les siennes, ce qui caractériserait un “État profond”. Cela ne veut pas dire que la haute fonction publique soit exempte de critiques : les modalités de sa sélection, de sa formation, de ses parcours professionnels ou de ses déroulements de carrière ont été réformées – on l’a vu – et devront encore être améliorées, notamment en matière de gestion des ressources humaines. Mais il serait injuste et surtout contreproductif de faire peser sur ses épaules les deux principales critiques qui sont adressées à juste titre à l’État depuis des décennies : d’une part, la complexité des normes et des procédures, d’autre part, l’insuffisante efficacité des services publics au regard du niveau élevé des dépenses publiques et des prélèvement obligatoires. La complexité des textes et des procédures, on l’a dit, trouve largement sa source dans les lois et les textes pris pour leur application. C’est donc principalement aux ministres et aux parlementaires, quand ils initient puis votent les lois, de s’inspirer de la sobriété de Portalis – ce qui implique notamment de renforcer la capacité d’expertise juridique dont disposent les parlementaires –, mais aussi de laisser des marges d’appréciation pour appliquer les textes, notamment aux autorités locales (préfets, maires). En revanche, pour ce qui concerne l’amélioration de l’efficacité de l’État et des services publics, les hauts fonctionnaires sont en première ligne : ils doivent être plus audacieux et le gouvernement doit leur demander de faire de cette amélioration l’objectif prioritaire de leur action, que ce soit dans les services centraux et déconcentrés ou encore dans les établissements publics, les agences ou les autorités administratives indépendantes. Des objectifs similaires devraient être assignés à l’encadrement supérieur des fonctions publiques territoriale et hospitalière. 

Le bon fonctionnement de l’État implique une répartition claire des tâches entre les responsables politiques – parlementaires, président de la République, membres du gouvernement –, les hauts fonctionnaires et les autres agents publics. Avec un respect mutuel et des relations de confiance.

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