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Olivier Jaspart : “L’accélérateur d’initiatives, aboutissement de l’ubérisation ou mise en commun de l’action publique ?”

Conseiller juridique d’une commune de Seine-Saint-Denis et promoteur de la théorie du droit administratif des biens communs, Olivier Jaspart s’interroge sur la capacité de l’accélérateur d’initiatives citoyennes constitué en début d’année à créer de véritables services publics participatifs ou au contraire, à favoriser des initiatives isolées, concurrentielles et privées.

Lancé fin 2021, l’accélérateur d’initiatives citoyennes est un programme d’Etalab, au sein de la direction interministérielle du numérique, en partenariat avec la direction interministérielle de la transformation publique. C’est une déclinaison des actions dans le cadre de l’Open Government Partnership [ou Partenariat pour un gouvernement ouvert, ndlr], programme international d’ouverture des données détenues par les États et les administrations publiques.

Il propose de canaliser les projets citoyens en matière numérique, portant sur des compétences de l’État ; puis de les sélectionner par un jury citoyen en vue de leur permettre de recevoir des contributions techniques, humaines et juridiques des services de l’État. Cet accompagnement dure pendant trois mois, le temps nécessaire pour ces initiatives d’arriver à maturité.

Juridiquement, cet accompagnement est une subvention. Définie à l’article 9-1 de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000, il s’agit d’une contribution facultative de toute nature décidée par l’administration et justifiée par un intérêt général. Elle est destinée à la réalisation d’une action de l’organisme bénéficiaire. Ces actions, projets ou activités sont initiés, définis et mis en œuvre par les organismes de droit privé bénéficiaires.

S’agit-il d’une nouvelle forme de procédure de subvention ou de la continuation de l’ubérisation du service public ? Comment cet accélérateur peut-il être propice à la préservation d’un commun numérique [un commun est une ressource produite et/ou entretenue collectivement par une communauté d’acteurs hétérogènes, et gouvernée par des règles qui lui assurent son caractère collectif et partagé, ndlr] ? Il conviendra d’envisager cette subvention comme un aboutissement de l’ubérisation du service public avant d’envisager les risques juridiques et une possible ouverture vers la mise en commun de l’action publique.

Du service public 2.0 au service public ubérisé

Pour répondre aux nouvelles formes d’actions participatives des usagers, telles que l’évaluation des services ou l’utilisation des réseaux sociaux, l’administration a tenté d’apporter des réponses. Ainsi, à l’image de la notion de “service public 2.0”, ou de “service public participatif”, apportée par Élisabeth Grosdhomme-Lulin, ces réponses envisagent d’inclure le citoyen dans le processus productif du service rendu au public. Ce terme est à dissocier de celui de “l’association”, sous-entendu celui de “l’association du public à la décision de l’administration”, telle que l’on peut l’entendre aux articles L131-1 et suivants du code des relations entre le public et l’administration.

Par ailleurs, avant d’impliquer les usagers dans la réalisation du service public, l’administration a fait participer ses agents. C’est ainsi que différents projets de design de politiques publiques participatives sont mis en place. L’exemple le plus abouti demeure la Mission pour le développement de l’innovation participative du ministère des Armées.

Plus récemment, des auteurs sont venus théoriser la participation du public à la réalisation des missions de service public, sous le terme d’ubérisation. Dans leur ouvrage Ubérisons l’État, Clément Bertholet et Laura Létourneau présentent l’intérêt de “s’appuyer sur la multitude pour produire un service public. C’est faire confiance à la société civile, à tous les citoyens qui le voudraient, pour façonner les diverses prestations et faire œuvre civique”. Dans la lignée de “l’État plate-forme”, l’administration devient alors une place de marché sur laquelle s’exerce la rencontre d’une offre de service à rendre, émise par un citoyen, et d’une demande de service, émise par un autre citoyen. 

L’ubérisation de l’administration, version améliorée du service public participatif, devient ainsi un monopole de l’accès canalisé au service public, notamment par l’utilisation d’outils numériques. Dans un souci pour l’État de rester maître d’un “monopole créatif”, il lui appartient de devenir le réceptacle des initiatives citoyennes capables d’œuvrer à l’intérêt général. En poussant davantage cette idée, nous arrivons à la notion de “service public citoyen”.

Le service public citoyen en lien avec l’accélérateur
d’initiatives citoyennes

Le think tank français The Digital New Deal Foundation développe le concept de “Service public citoyen”. Il s’agit d’un cadre permettant de “répondre de façon collaborative aux besoins de la société, en créant des services qui mettent à profit l’innovation technologique tout en garantissant le respect des principes – adaptés au monde numérique – du service public. (…) Il doit lier les innovateurs de l’intérêt général et l’État dans le cadre d’engagements réciproques. Les premiers offrent les garanties du respect des principes du service public. Le second, dans un rôle non plus d’unique producteur de celui-ci mais surtout de garant et de facilitateur, met en retour à disposition ses infrastructures, ses données, son savoir-faire, ainsi que sa force de distribution et de financement.” C’est sur cette base théorique que s’est développée la coopération avec Guillaume Rozier dans son application CovidTracker ou celle de “Briser la chaîne”.

La “société civile” doit disposer d’un droit à la proposition de réaliser une activité d’intérêt général et l’administration doit y répondre favorablement par contrat. À ce niveau, nous pourrions comparer ce droit à la proposition à un “right to challenge” néerlandais. Ce “droit à défier” consiste en effet en la possibilité, pour une coopérative d’habitants, de proposer de reprendre la gestion d’un équipement ou d’un service public s’ils démontrent qu’ils sont capables, sur ce sujet, de faire mieux que l’acteur public.

Or le service public citoyen diffère profondément de cette notion, puisque la communauté d’usage n’est pas instituée préalablement. Dans une application de service ubérisé, c’est la multitude qui répond à la demande des usagers. “Le fait que n’importe qui au sein de la multitude puisse créer de nouveaux services doit être le moteur de cet écosystème d’innovation sociale.” La communauté des utilisateurs est alors tournée vers la réponse à un besoin et non au partage d’un bien ou d’une ressource. Le service ou le bien ainsi produit par cette multitude n’est pas destiné à se partager, mais à être disposé par le consommateur, l’usager du service.

Des risques juridiques

L’engagement n° 3 de la Charte des projets d’intérêt général soutenus par l’accélérateur dispose que : “Nous nous engageons à publier un maximum de données en open data, et à valoriser les ressources (données, API, codes sources) mises à disposition par l’administration”.

L’organisme soutenu n’est donc pas tenu de délivrer l’intégralité des données générées librement. Dès lors, l’acteur subventionné peut soumettre son code au régime de droit de propriété et ainsi en tirer une activité économique issue de la valorisation des données. En outre, il n’y a pas de communauté d’usage capable de décider de l’évolution et du partage des données générées.

Or la subvention accordée place l’opérateur dans une situation de titulaire d’un droit exclusif, dans la mesure où il est le seul en charge de la gestion du service. Ainsi, il s’agira pour l’administration d’agir prudemment pour ne pas voir l’initiative citoyenne requalifiée en “autorité administrative” au sens de l’article 1 de l’ordonnance n°2005-1516 du 8 décembre 2005. En effet, si la subvention conduit l’État à confier à l’organisme une mission d’intérêt général, selon notamment les critères de la jurisprudence APREI*, sa prestation risque d’être considérée comme un téléservice.

La procédure de sélection de l’accélérateur doit donc s’assimiler à une procédure permettant d’attribuer un avantage économique à un opérateur opérant sur un marché déterminé. Dès lors, la solution de la Cour de justice de l’Union européenne du 14 juillet 2016 qui applique la directive “Services” aux décisions d’occupation du domaine public pourrait venir à s’appliquer, puisqu’elle répond aux mêmes critères de limitation du nombre d’autorisations d’accès au marché de la donnée par l’administration. 

C’est d’ailleurs dans cette logique de sélection préalable qu’il convient d’envisager l’octroi de droits spéciaux à 3 entreprises, dont Doctolib, dans le cadre d’un partenariat avec l’État pour la prise de rendez-vous vaccinal en ligne, permettant à ces opérateurs de plate-forme de se répartir la gestion de ce téléservice.

Vers la mise en commun de l’action publique ?

Dans la lignée du projet d’initiative citoyenne de Roubaix, l’accélérateur se propose de disposer d’un jury citoyen permettant d’être associé à la décision d’octroi de la subvention. Mais dans le cas roubaisien, ce sont les anciens lauréats qui sont associés à la décision, sous réserve qu’ils ne répondent pas à la nouvelle sélection. Ici, compte tenu du fait qu’il s’agit d’une première sélection, cette situation ne peut pas se produire. À terme, associer les lauréats des campagnes précédentes à la décision permettrait de constituer une communauté d’usage capable de définir les ambitions de l’accélérateur en faveur de communs.

En outre, l’accélérateur participe à la diversification des procédures de sélection en vue d’accorder une subvention, dont une autre est en voie d’expérimentation : l’appel à communs. Ici, l’administration joue véritablement le rôle d’entremetteur d’ouvrage en essayant de fédérer les acteurs autour d’une œuvre commune à préserver. Or, dans le cadre de l’accélérateur, l’administration ne fédère pas, mais apporte sa contribution au projet privé. Elle est dans une situation surplombante de la communauté d’usage.

Ainsi, la première ébauche de l’accélérateur d’initiatives citoyennes doit encore s’améliorer pour ne plus être une déclinaison de l’appel à projets. Pour se rapprocher de l’appel à communs et permettre véritablement d’œuvrer en commun, il lui appartiendra de fédérer d’abord la communauté d’usage capable de porter l’initiative citoyenne. Ainsi, au lieu d’exclure, il s’agira d’inclure l’ensemble des intérêts manifestés pour nouer un véritable partenariat public-commun.

* Du nom d’un arrêt du Conseil d’État du 22 février 2007 ayant permis de mieux caractériser les personnes privées gérant un service public.

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Club des acteurs publics

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