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Perrine de Coëtlogon : “La « blockchain » peut redonner de la sécurité et de la confiance dans le numérique”

La blockchain alimente autant de promesses que d’inquiétudes et pourtant, un livre blanc publié cet été incite les acteurs publics à s’emparer de cette technologie apparue en 2008. Entretien avec Perrine de Coëtlogon, cheffe d’un projet pionnier à l’université de Lille et responsable du Partenariat européen de la blockchain en France.

Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots en quoi consiste la blockchain ?
Ce n’est pas simple de définir la blockchain dans la mesure où l’on parle d’une couche d’infrastructure et en même temps de quelque chose de finalement imperceptible. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la blockchain nous parle de 2 inventions humaines très concrètes dans notre vie quotidienne : les registres et les monnaies. Les registres (ledgers en anglais), ça ne semble pas très intéressant, et pourtant, l’écriture a été inventée il y a cinq mille ans pour conserver de façon fiable et pérenne des données, sur les personnes (état civil) ou sur les biens : terrains (cadastre), cargaisons de bateaux (traçabilité des containers), etc. Les personnes qui savaient lire et écrire étaient peu nombreuses, mais tout le monde leur faisait confiance. Les registres étaient tenus et consultés par ces tiers de confiance : ils faisaient foi, garantissant la sécurité juridique et la paix. 
C’est encore le cas, aujourd’hui, de tous les registres tenus dans le monde. Les limites du troc ont conduit très progressivement les humains à créer des valeurs abstraites incarnées par des céréales, des coquillages, des traites bancaires… Depuis plus de quarante ans, les transactions financières sont désormais dématérialisées : une ligne sur un registre bancaire. La blockchain offre la possibilité de réfléchir à une nouvelle transformation numérique des registres et de la monnaie. Avec les contrats intelligents, on peut également décider du moment et/ou des conditions des transactions à réaliser et à enregistrer. C’est une mise à l’honneur des systèmes informatiques distribués et de la cryptographie.

À cause des cryptomonnaies, la blockchain renvoie l’image d’une technologie sulfureuse, contre l’État et les institutions…
C’est la crise financière de 2008 qui a conduit Satoshi Nakamoto à rédiger le livre blanc à l’origine du système informatique créant un registre ouvert et émettant le bitcoin. Il a estimé que les tiers de confiance qu’étaient les banques n’avaient pas suffisamment joué leur rôle. Il voulait donner le pouvoir aux citoyens d’émettre une monnaie et l’occasion de décentraliser la finance. Ce projet remet donc directement en cause la souveraineté des États et des banques centrales dans l’émission de la monnaie. Comme ce projet a immédiatement attiré le monde de la finance, cela peut donner l’impression que ce sont ces mêmes personnes qui ont su parier sur ces cryptomonnaies, avec une sorte de récupération des principes libertaires et de la spéculation à la clé. 
Par ailleurs, et cela n’avait pas été prévu par Satoshi Nakamoto, le système informatique utilisé par certaines cryptomonnaies uniquement, celles qui valident les transactions par preuve de travail, engendre une consommation énergétique énorme qui nuit à l’image de la blockchain. Mais ce n’est pas le cas de nombreux autres systèmes, notamment les blockchains dites de consortium, ou privées. Il serait donc très regrettable de ne pas s’y intéresser, car c’est là qu’émergent des idées pertinentes, dans la crise de confiance que nous vivons, mais aussi de nouveaux standards internationaux.

L’objectif est de mettre à la main de l’usager un portefeuille de données sécurisées et authentifiées dont il est maître, même quand elles sont émises par les pouvoirs publics.

En quoi le secteur public est-il concerné par cette technologie ? 
Le livre blanc que nous avons publié sert de guide pour évaluer justement quand il est pertinent ou pas de se servir d’une technologie blockchain. Elle est tout particulièrement utile dans un contexte où les parties impliquées sont nombreuses, n’ont pas forcément le même statut et qu’elles ont besoin de communiquer des données en confiance dans un registre partagé. Ce besoin n’a rien de neuf, mais la brique apportée par la blockchain est celle de l’authenticité et de la sécurité. Si l’on réfléchit du point de vue de l’usager, l’objectif est de mettre à la main de l’usager un portefeuille de données sécurisées et authentifiées dont il est maître, même quand elles sont émises par les pouvoirs publics. Si l’on réfléchit pour les services publics ou leur délégataire, l’objectif est d’avoir un outil commun pour accélérer et faciliter des procédures. 

Quels cas d’usage sont-ils possibles et imaginables ? 
Un partenariat a été lancé en 2018 au niveau européen pour créer une infrastructure européenne de services blockchain (European Blockchain Service Infrastructure, EBSI) clés en main pour y créer des services publics transnationaux. Elle est développée à partir de technologies open source, sans aucune problématique liée au minage, et donc aux questions de surconsommation énergétique. Plusieurs projets sont aujourd’hui en cours d’expérimentation, notamment celui sur l’identité auto-souveraine et les diplômes, dont je reparlerai, mais aussi celui sur le registre de traçabilité. Dans ce cadre, nous souhaitons tester un dispositif de visualisation d’un processus juridique par lequel les documents officiels ou des contrats sont légalisés ou “apostillés” dans un système juridique différent. C’est un processus de modernisation qui intéresse au plus haut point la Convention de La Haye de droit international privé, car le système de modernisation mis en place en 2006 et reposant sur l’utilisation de logiciels classiques n’a pas convaincu de façon décisive. 
Il existe d’autres expérimentations dont le livre blanc se fait écho : avec IN Groupe (l’Imprimerie nationale), la blockchain pourrait permettre à l’Unicef de redonner une preuve d’existence, et donc une identité numérique, aux 166 millions d’enfants nés sans identité, en particulier dans les pays en développement ; avec Orange et dans le cadre d’AGDataHub, la blockchain permettrait d’attester et de lier l’identité des agriculteurs à celles de leurs exploitations agricoles.

Quid de l’université de Lille, qui porte le projet européen fr.EBSI pour la direction interministérielle du numérique (Dinum) ?  
L’université de Lille va être le premier acteur public français à tester l’infrastructure européenne de service blockchain pour la direction interministérielle du numérique avec le projet européen gouvernemental fr.EBSI pour le cas d’usage “Diplôme”. Le vice-président “transformation numérique”, Pierre Boulet, également membre du groupe technique du Partenariat européen de la blockchain, pense que c’est une première mondiale à cette échelle car l’université de Lille aura, en 2022, près de 80 000 étudiants ! C’est un grand défi de transformer tout en innovant, avec la mise en place d’un système d’émission et de gestion d’attestations numériques vérifiables de réussite aux diplômes, impliquant 18 personnels de 5 directions et 2 partenaires : le groupement d’intérêt public Renater et la société Blockchain Certified Data - BCdiploma. 
Encore maintenant, les étudiants visualisent leurs résultats et peuvent les télécharger sous format PDF. Le diplôme original est qualifié de parchemin : il est imprimé par IN Groupe sur un papier infalsifiable et signé par 3 personnes, dans un délai de six mois. Les étudiants doivent aller le chercher ou payer pour un envoi par recommandé. La plupart du temps, les démarches se font à partir d’une copie papier ou scannée, donc aisément falsifiable. Dans les deux cas, on perd toute la valeur ajoutée du document original. 

Aujourd’hui, le principal frein au lancement de services publics sur la blockchain est celui des infrastructures. La plupart des acteurs publics reculent devant les efforts à mettre en œuvre.

Qu’est-ce que l’utilisation de la blockchain va changer pour ces étudiants ? 
Il existe déjà Diplome.gouv.fr, qui est un service proposé par l’éducation nationale pour l’ensemble des diplômes émis en centrale. Mais le ministère ne trouvait pas de solution capable d’aller chercher les attestations de réussite dans les archives des universités, qui sont autonomes. La blockchain serait un moyen de surmonter le problème et de partager tous ensemble des données authentiques. Avec le projet interne de transformation numérique DemattestUlille, désormais validé par le ministère de l’Enseignement supérieur dans le dialogue stratégique de gestion de l’université, et le projet fr.EBSI, l’étudiant recevra dans les 48 heures un lien pérenne vers un document Web infalsifiable et vérifiable, qu’il pourra présenter à un employeur, traduit en anglais, avec le format informatique en cours d’intégration dans le monde entier (verifiable credentials, que nous avons décidé de traduire par “attestations numériques vérifiables”). C’est aussi une solution particulièrement innovante avec BCdiploma sur la protection des données personnelles, car les données des étudiants sont cryptées dans la blockchain. Nous allons commencer par une phase de test sur les diplômes de 2020 avant de généraliser progressivement l’émission d’attestations pour l’année en cours dans les 11 grands pôles de l’université. Et tout cela pour un coût maîtrisé. Aujourd’hui, le service repose sur une blockchain déléguée, mais il a vocation à s’intégrer à l’EBSI. 

Votre livre blanc incite les administrations à sauter le pas. Toutes ont-elles vocation à s’en emparer ? 
Le livre blanc est rédigé de façon à montrer l’intérêt de la blockchain pour le secteur public. Il invite ses lecteurs, et en particulier les DSI publiques, à réfléchir à ce que son utilisation pourrait résoudre ou non comme problème sur leur périmètre. Je dirais que plus les parties seront nombreuses et diverses et les usagers bénéficiaires seront nombreux, plus le système sera impressionnant en permettant aux données de circuler de façon fluide, dans un cadre de confiance. 

Quelles sont les conditions à réunir pour réussir un projet de blockchain ?  
Pour réussir un projet de blockchain, il est essentiel de mettre en place une vraie gouvernance entre les différents acteurs impliqués, car les difficultés dans ce type de projet se situent en amont (on parle de gouvernance technique). Il est par exemple nécessaire d’inventer ou réinventer les API et les dictionnaires des données, de décider quel type de décisions doivent être prises automatiquement par le système, de bien comprendre que la traçabilité du circuit de la donnée va permettre d’identifier l’acteur qui est éventuellement responsable de sa mauvaise gestion. Cela requiert également de décider qui partage quelles données et qui a le droit de les lire. Aujourd’hui, le principal frein au lancement de services publics sur la blockchain, notamment, est celui des infrastructures. La plupart des acteurs publics reculent devant les efforts à mettre en œuvre, tandis que les acteurs privés reculent sur la rentabilité à long terme d’un tel projet. Nous sommes d’ailleurs en train de constituer un consortium pour associer les acteurs français, publics et privés afin mettre en place une infrastructure prête à l’emploi pour lever les premières réticences et faciliter le recours à la blockchain. Nous aurons certainement l’occasion d’en reparler avec Acteurs publics !

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Club des acteurs publics

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