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Robin Degron : “Finances publiques et environnement : question de moyens”

Le haut fonctionnaire et professeur de droit Robin Degron alerte sur le fait que la sphère publique va revenir dans un champ institutionnalisé de pression budgétaire “qu’elle avait cru pouvoir abandonner depuis environ quatre ans”. Au risque de limiter sa réponse aux défis environnementaux.

Pacte vert ou Pacte de stabilité et de croissance ? Faudra-t-il sacrifier les moyens de la transition écologique et énergétique sur l’autel de l’austérité revenue de l’Ordre budgétaire européen ? Passée inaperçue dans un contexte de guerre en Ukraine et de réforme des retraites en France, la révision du Pacte de stabilité et de croissance par les instances communautaires semble compromettre la volonté pourtant affichée de cheminer vers un développement plus durable qu’actuellement.

La contradiction entre des moyens de plus en plus comptés et des défis environnementaux croissants ne touche pas que l’Europe. À l’échelle internationale aussi, la baisse tendancielle de l’aide publique au développement (APD) contrarie les espoirs d’une lutte globale contre le changement climatique et ses effets, comme dans la protection de la biodiversité ou de la ressource en eau. À toutes les échelles, les banques publiques de développement pourraient bien être la solution dans un contexte de regain d’inflation qui valorise le recours à leurs prêts bonifiés. La mobilisation des moyens du secteur privé s’avèrera aussi nécessaire pour relever les défis d’un monde en commun.

Le retour de la rigueur macro-budgétaire à l’échelle européenne à partir de 2024. La pandémie du Covid-19 avait contraint l’Union européenne à suspendre l’application du Pacte de stabilité et de croissance (PSC) depuis le conseil Ecofin de mars 2020. Prolongée, du fait du conflit russo-ukrainien, la suspension du PSC a permis d’atténuer les conséquences d’un regain d’inflation en 2022 et 2023. La progression des dépenses publiques en France est archétypale d’un budget de l’État débridé pour faire face à la crise, soutenir le pouvoir d’achat des ménages et aider les entreprises à passer le cap. Soulignée par la Cour des comptes dans son rapport public annuel de mars 2023, la situation financière du pays devient préoccupante avec un niveau d’endettement d’environ 111 % du PIB, soit 11 points de plus que fin 2019, à l’orée du grand confinement.

C’est le projet de loi de finances pour 2024 qui marquera le changement d’ère pour l’Hexagone. Le réveil sera douloureux dans tous les champs de l’action publique.

Validée dans son principe par le Conseil européen puis le Conseil Ecofin de mars 2023, la révision du PSC proposée par la Commission européenne en avril dernier semble sonner le glas du “quoi qu’il en coûte” à l’échelle communautaire, en particulier en France1. Sous la pression de l’Allemagne et des pays dits frugaux (Scandinavie, Pays-Bas, Autriche), l’Union prône le retour à la référence des 60 % du PIB d’endettement public et des 3 % de PIB de déficit nominal. Certes, une plus grande latitude devrait être accordée dans la trajectoire de retour aux équilibres macro-budgétaires des États membres avec des périodes de quatre à sept ans pour tendre vers l’amélioration des comptes. On sait bien aussi que l’appréciation politique des performances financières des États permettra le maintien d’une certaine souplesse. 

Il reste cependant que la sphère publique, notamment en France, va revenir dans un champ institutionnalisé de pression budgétaire qu’elle avait cru pouvoir abandonner depuis environ quatre ans. C’est le projet de loi de finances pour 2024 qui marquera le changement d’ère pour l’Hexagone. Le réveil sera douloureux dans tous les champs de l’action publique. Déjà, la Première ministre presse les ministères de réduire de 5 % leurs dépenses par rapport à 2023. La question du financement de la transition écologique, dans laquelle nous intégrons la transition énergétique, attire particulièrement l’attention. Les enjeux financiers apparaissent en effet considérables mais nécessaires dans une perspective de développement durable.

Une transition écologique dont le coût est difficile à cerner mais sans doute considérable. Comme dans une réaction chimique qui consiste à abaisser le niveau d’énergie d’un système en passant d’un état A à un état B, il va falloir assumer le coût de la “catalyse” d’une société hypercarbonée à une société bas carbone. Sans doute les changements de comportements joueront-ils un rôle essentiel dans la transition qui s’engage (par exemple, le recyclage de l’eau et de la matière, l’économie d’énergie) pour les particuliers, les entreprises, notamment les agriculteurs embarqués dans une transition agroécologique délicate mais stimulante. Sans doute aussi la norme participera-t-elle à la lutte contre l’érosion de la biodiversité via les contraintes imposées à l’étalement urbain (cf. Zéro artificialisation nette2). Il reste que l’investissement public occupe une place centrale dans les évolutions nécessaires de l’appareil de production d’électricité, dans les transports collectifs ou encore dans la gestion de l’eau. C’est ici la puissance publique – l’État et les collectivités territoriales – qui sera appelée au pot.

Rien qu’en France, les premières estimations sectorielles donnent le vertige.

On reste dubitatif sur le chiffrage et le terme des efforts à consentir. Il est vraisemblable que le devis soit actuellement sous-estimé. À l’échelle de l’Union européenne, la Commission évalue à environ 500 milliards d’euros le montant des investissements publics à engager pour la réalisation du Pacte vert via le plan d’investissement du Pacte vert pour l’Europe sur la période 2021-2030 (cf. extrapolation de sept à dix ans du cadre financier pluriannuel 2021-2027). 

Rien qu’en France, les premières estimations sectorielles donnent le vertige. Le plan France 2030 présenté en octobre 2021 par le président de la République, plan qui ne touche pas que la transition écologique mais qui fait de la décarbonation sa priorité, table sur 54 milliards d’euros sur cinq ans (2022-2026). Pour ce qui est du “Grand carénage”, le projet de rénovation de la production électronucléaire (hors création de nouvelles unités de production, en particulier les petits réacteurs modulaires ou SMR qui passent par le canal de France 2030), EDF estime qu’environ 50 milliards d’euros sont nécessaires sur la période 2014-2026. Pour la Cour des comptes3, les montants en jeu pour la maintenance du parc nucléaire s’approchent plutôt des 100 milliards d’euros mais sur une plus longue période 2014-2030. Cet effort reposera presqu’entièrement sur l’État via la recapitalisation d’EDF déjà engagée. 

Sur le sujet des mobilités du quotidien, les RER métropolitains, les trams et accessoirement la promotion des mobilités douces, le grand “Plan d’avenir des transports” présenté par la Première ministre en février 2023 vise environ 100 milliards d’euros d’investissement d’ici 2040. Dans le détail du plan, l’essentiel des dépenses sera supporté par les collectivités territoriales dont la compétence “transport collectif” est partagée par les régions et les intercommunalités. Reste à entretenir le réseau routier national afin d’éviter les catastrophes du type de celle du pont de Gênes [qui s’est effondré le 14 août 2018, ndlr]. Ici, les départements sont à la manœuvre à travers leur budget routier, souvent négligé dans le débat public et pourtant indispensable à l’activité économique. 

Plus près de nous encore, la présentation du “Plan d’action pour une gestion résiliente et concertée de l’eau” en mars dernier appelle des moyens importants. Pour l’essentiel non chiffré, ce plan passe notamment et très concrètement par un effort sans précédent de rénovation des réseaux d’approvisionnement d’eau, rénovation rendue nécessaire par des fuites de près d’1 milliard de mètres carrés, soit près de 20 % de la production annuelle4. Selon les professionnels du secteur de l’eau, il y aurait un déficit d’investissement d’environ 5 milliards d’euros par an5. Là encore, les collectivités du bloc communal seront les premières appelées à financer les investissements. Face à ces défis physico-financiers territoriaux, la contribution de l’État devrait a priori être mesurée. Pour utile qu’il soit, le Fonds vert, qui sera reconduit en 2024, n’a qu’une enveloppe de 2 milliards d’euros en 2023, d’ores et déjà consommée au cours du premier trimestre. Deux milliards d’euros, c’est l’ordre de grandeur du plan Vélo et Marche 2023-2027 présenté début mai 2023.

On ne peut que s’interroger sur les moyens de la puissance publique à assumer les coûts de la transition écologique.

Replacé à l’échelle communautaire, et à la lumière du cas français qui commence à être relativement bien documenté, on ne peut que s’interroger sur les moyens de la puissance publique à assumer les coûts de la transition écologique. Après les largesses du plan de relance NextGenerationEU, qui apparaît comme un mode de financement one shot pour sortir par le haut de la crise sanitaire, l’Union revient à son budget de droit commun. “Géant normatif” quand il s’agit d’imposer des normes environnementales exigeantes via le Pacte vert, l’UE demeure un “nain budgétaire” lorsqu’il faut financer le développement régional via le Fonds de cohésion ou le Feder. Rappelons que le cadre financier pluriannuel européen 2021-2027 repose sur un montant d’environ 1 % du RNB communautaire seulement. Par comparaison, le budget fédéral américain s’établit à environ 20 % du RNB états-unien. Ce n’est donc ni dans les budgets des États membres, de nouveau sous pression en 2024, ni du côté du budget général de l’Union que viendront l’ensemble des financements nécessaires. La puissance publique doit faire sa part mais elle ne pourra pas tout faire.

Le rôle clé des banques publiques de développement au sein de l’Union et en France. Face à une équation a priori insoluble dans le champ des administrations publiques (APU), il convient sans doute de trouver la solution en élargissant la focale à la sphère des sociétés financières d’intérêt général, les banques publiques de développement (BPD). Déjà, lors de la crise des dettes souveraines de 2008-2012, qui avait durement secoué l’Union européenne, la Banque européenne d’investissement (BEI) était sortie de l’anonymat. Présentée par le Plan Juncker comme la voie privilégiée du financement d’une économie convalescente, la BEI apparaît désormais comme la “banque du climat” de l’Union.

Plus globalement, les banques publiques de développement nationales, la Caisse des dépôts en France et sa Banque des territoires, mais aussi l’Agence France locale, AFL qui repose uniquement sur l’initiative de grandes collectivités, jouent et joueront davantage à l’avenir un rôle décisif dans le financement de la transition écologique territoriale. La réflexion pionnière portée par Pierre Moscovici en 2014 dans son rapport sur l’investissement en Europe et le fonctionnement en réseau des banques publiques6 retrouve une actualité certaine. Comme nous le notions déjà en 2018, afin de sortir de l’impasse d’APU corsetées, il faut quitter le champ de contrainte budgétaire auquel nous condamne le Pacte de stabilité et de croissance.

Le contexte dans lequel interviennent les banques publiques de développement (BPD) est d’ailleurs plus favorable qu’au moment de la crise de la dette souveraine. Le regain d’inflation et la hausse des taux d’intérêt administrés par la Banque centrale européenne rendent d’autant plus intéressant le recours à des prêts bonifiés. Là où la faiblesse des taux “écrasait” les différentiels concurrentiels entre les banques d’investissement privées et les BPD, le ressaut des taux longs distingue positivement les secondes des premières. La durée des prêts consentis discrimine également favorablement les banques publiques ainsi que les banques à mission comme La Banque postale qui peuvent prêter sur trente ans et plus, au diapason d’investissements publics qui serviront l’intérêt de plusieurs générations. Autre facteur favorable à la diffusion de l’offre bancaire dans les collectivités territoriales françaises du moins, leur faible endettement qui permet, nonobstant la contrainte macrobudgétaire, de financer les dépenses des sections d’investissement : avec un peu moins de 4,5 ans de capacité de désendettement en 20217 (encours de la dette/épargne brute), on est loin du seuil d’alerte des 10 ans. La situation des finances locales est globalement saine et permet d’investir pour l’avenir.

Une convergence vers le modèle de financement d’un monde en commun. Le champ d’expansion des banques publiques de développement en Europe et en France rencontre un phénomène d’échelle internationale. L’aide publique au développement présente en effet, depuis déjà une trentaine d’années, un problème de financement des pays en développement, eux aussi confrontés à la nécessité de se transformer tout en affrontant les défis du changement climatique, de la raréfaction de l’eau et de l’érosion de la biodiversité. 

Comme nous le constations dans notre article sur le financement des Objectifs de développement durable (ODD) en 2020, l’APD stagne et ce d’autant plus qu’y sont désormais comptabilisées les charges engagées par les pays dits développés au titre de la gestion des réfugiés qui se pressent sur les côtes méditerranéennes comme sur les rives du Rio Grande. L’APD ne suffit pas à assumer la politique de développement. Déjà très en dessous du seuil des 0,70 % du RNB des pays du Nord qui avait été annoncé lors de la conférence de Monterrey en mars 2002 avant d’être réaffirmé lors du sommet d’Addis-Abeba en juillet 2015, l’aide publique Nord-Sud atteint péniblement 0,36 % du RNB des pays du Comité de l’aide au développement en 2022 (données préliminaires OCDE, avril 2023). En dépit de l’effort remarquable de certains pays, dont la France qui a sensiblement rehaussé son aide par voie de dons depuis 20188 en plus des prêts bonifiés consentis par l’Agence française de développement (AFD)9, les moyens ne sont pas, globalement, à la hauteur d’un “monde en commun dissocié” où les contraintes environnementales pèsent plus lourdement encore dans la bande intertropicale que dans les zones tempérées. Les déséquilibres se cumulent.

Pour le seul enjeu climat, la COP 27 de la Convention cadre des Nations unies sur le changement climatique de Charm-el-Cheikh (novembre 2022) aura eu le mérite de relancer le débat sur le surcoût de l’adaptation des pays du Sud aux dérèglements dont ils sont les premières victimes. Les 100 milliards d‘euros promis depuis la COP 15 de Glasgow (décembre 2009) peinent à venir et on mesure, à l’aune des ordres de grandeur qui sont à mobiliser en Europe, notamment en France, que les montants en jeu sont vraisemblablement sous-estimés par rapport aux besoins. Ce sera l’enjeu du sommet de Paris, en juin prochain, pour un “nouveau pacte financier mondial” que d’essayer de redresser la barre.

Les États-Unis et la Banque mondiale ne s’y sont d’ailleurs pas trompés en confiant la présidence de la Banque à un nouveau président, Ajay Banga, homme d’affaires américain d’origine indienne, afin de mettre l’accent sur la transition écologique dans les pays émergents et de compléter les moyens du principal bailleur public de l’APD multilatérale par un renfort de fonds privés. Après les banques publiques de développement, l’initiative privée, en particulier celle des entreprises multinationales, apparaît comme un complément indispensable au financement d’un monde effectivement en commun. Finances publiques et environnement : question de moyens ? Les moyens publics seront sans doute insuffisants. Finances durables, publiques et privés : question de réalisme !

[1] Repères de mars 2023 de la revue Gestion&Finances publiques, avril 2023.
[2] France Stratégie, Objectif “zéro artificialisation nette” : quels leviers pour protéger les sols ?, juillet 2019.
[3] Cour des comptes, “La maintenance des centrales nucléaires : une politique remise à niveau, des incertitudes à lever”, insertion au rapport public annuel 2016.
[4] Office français pour la biodiversité, Rapport de l’Observatoire national des services d’eau et d’assainissement, janvier 2022.
[5] Union des industries et des entreprises de l’eau, Une approche des enjeux financiers de la sécurité hydrique, octobre 2022. Le chiffre évoqué comprend non seulement la gestion du patrimoine de l’eau mais aussi la gestion des eaux pluviales et le traitement des micropolluants.
[6] Moscovici Pierre, “Pour une Europe de l’investissement”, rapport au Premier ministre, octobre 2014.
[7] Cf. Rapport de l’Observatoire des finances locales, janvier 2023.
[8] Lors du Comité interministériel de la coopération internationale et du développement (CICID) de février 2018, la France s’est engagée à rehausser le montant de son APD de 0,44 à 0,55 % du RNB sur la période 2018-2022. L’objectif a été atteint en 2022 avec une APD française à 0,56 % du RNB.
[9] L’AFD est le principal instrument de l’APD française. Elle met non seulement en œuvre des dons, véhiculés par le programme lolfien 209 “Solidarité à l’égard des pays en développement”, mais également des prêts bonifiés avec le soutien du programme 110 “Aide économique et financières au développement”.

 

Références bibliographiques
- Degron Robin, The new European budgetary order, éditions Bruylant, septembre 2018.
- Degron Robin, “Les Objectifs de développement durable 2015-2030 : un cadre international d’actions sous forte contrainte financière”, revue Gestion&Finances publiques, pp. 72-83, n° 3, mai-juin 2020. 
- Degron Robin, “Les finances de l’Union européenne 2019-2020 : essor apparent ou érosion rampante ?”, Revue de l’Union européenne, pp. 9-11, n° 654, 2022.
- Degron Robin, ”Au-delà du bio, quelles voies pour l’agroécologie en France ?”, revue Sésame, INRAe, pp. 62-64, n°13/2023.

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