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Sébastien Soriano : “Une autre doctrine de l’action publique est possible”

L’ancien président de l’Arcep, aujourd’hui directeur général de l’IGN, Sébastien Soriano, revient sur sa vision de la transformation numérique de l’État et de la réforme de l’État en général à travers la notion d’“État en réseau”, plus partenarial et proche du terrain, qu’il détaille dans son livre, Un avenir pour le service public.

Vous avez passé six ans à la tête de l’Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) et une vingtaine d’années au sein de l’État, notamment en cabinets ministériels. Quel regard portez-vous sur la transformation numérique de l’État ?
La transformation numérique de l’État se situe aujourd’hui à la croisée des chemins. Longtemps, elle a été vue sous l’angle de la dématérialisation, c’est-à-dire centrée sur l’État lui-même, à partir d’une représentation de celui-ci comme un guichet et une bureaucratie qui étaient sources de démarches administratives. Autrement dit, le numérique a été utilisé pour transformer un guichet physique en un guichet virtuel, dans une vision, au fond, techno-solutionniste. En 1997, lors du discours d’Hourtin prononcé par le Premier ministre de l’époque, Lionel Jospin, le numérique était encore considéré comme un plus, pour apporter de la simplicité, pour mettre à disposition des ressources et informations. Tout s’est compliqué à partir du moment où on a commencé à vouloir fermer les guichets physiques. Or l’enjeu, c’est d’abord de s’adapter à la vie des Français en prenant en compte leurs usages qui, en effet, passent de plus en plus par les canaux numériques, mais pas exclusivement. Ce n’est que bien après que l’on s’est aperçu des dégâts liés à la fracture numérique, qui ne fait qu’exacerber des fractures existantes, qu’elles soient territoriales, culturelles, sociales ou générationnelles.  

Cette approche centrée sur l’État est-elle désormais derrière nous ?
La logique de l’État plate-forme est venue rebattre les cartes, en particulier depuis 2015. La création de la Dinsic [la direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État, ndlr] et l’arrivée d’Henri Verdier à sa tête ont donné un coup d’accélérateur pour penser différemment le numérique, non seulement sous l’angle informatique, mais en l’insérant dans une philosophie plus large. Cette philosophie considère l’État comme une ressource pour l’extérieur, et qui, en s’alliant avec d’autres, est finalement plus proche des usagers. L’exemple de l’Emploi Store de Pôle emploi est révélateur. Avec cette plate-forme de référencement d’outils d’aide au retour à l’emploi, on va au bout du renoncement au monopole de Pôle emploi et on reconnaît qu’il existe des outils utiles qui ne soient pas créés par l’État, dont le rôle devient alors de référencer les plus pertinents. Autrement dit, on fait du numérique un outil pour démultiplier ce que le service public peut apporter aux citoyens. 

C’est ce que vous appelez, dans votre livre, l’“État en réseau” ?
C’en est un exemple, qui montre comment l’État peut être augmenté par la mise en réseau d’acteurs qui, ensemble, accroissent la puissance de l’action publique. C’est l’approche que nous avons aussi mise en œuvre à l’Arcep à travers un programme de “régulation par la donnée”, notamment sur la question des cartes de couverture en téléphonie mobile. Nous les avons publiées en open data et avons cherché dans le même temps à référencer des outils de mesure, comme l’application “5G Mark”, qui permet à chaque usager d’établir, à partir d’un suivi précis de ses points de présence au cours d’une journée ou semaine typique, un podium sur mesure des meilleurs opérateurs télécoms. Cela offre au consommateur la capacité de mieux choisir son opérateur, et en retour, cela aide le régulateur à alimenter la spirale de l’investissement, en dirigeant les consommateurs vers les opérateurs qui investissent le plus par rapport à leurs besoins. C’est cela, selon moi, la force du numérique d’État.

Bien des maux que nous connaissons aujourd’hui découlent de la doctrine du new public management, qui sous-tend la vision d’“État stratège” dans laquelle les services publics sont enfermés depuis les années 1990.

Cette notion d’État plate-forme peut-elle dépasser l’univers du numérique dont elle provient ?
Absolument. L’État plate-forme, en fin de compte, ce n’est jamais qu’une façon de nouer des alliances grâce aux outils numériques. Cette philosophie peut s’appliquer sans recours au numérique et dans bien des domaines. Dans les télécoms, la régulation a été une façon pour l’État, en sortant du monopole public il y a vingt-cinq ans, de nouer des alliances avec le marché pour influencer les forces économiques et atteindre certains objectifs. Cette philosophie de l’État partenaire vaut en réalité pour toutes les politiques, sociales, environnementales… y compris les plus régaliennes. Le propos de mon livre vise justement à montrer qu’une autre doctrine d’action publique est possible, et surtout que bien des maux que nous connaissons aujourd’hui découlent de la doctrine du new public management, qui sous-tend la vision d’“État stratège” dans laquelle les services publics sont enfermés depuis les années 1990.

Ce changement est déjà perceptible, ici et là…
Exactement. Plutôt que de dénoncer la situation actuelle, j’ai cherché à montrer la somme des petits miracles qui nous révèlent l’autre visage de l’administration, et ce bien au-delà du numérique. L’expérimentation “Territoires zéro chômeur de longue durée” est, selon moi, la quintessence même d’une manière d’agir alternative à la machine froide et redistributive, qui n’arrive plus à porter sa promesse d’État-providence et à créer des solidarités réelles. Cela fait des années que la sociologie de la pauvreté montre comment l’administration et ses mécanismes de solidarité entretiennent paradoxalement une forme d’exclusion. “Territoires zéro chômeur de longue durée” part de ce constat et suppose que le retour à l’emploi n’est pas une question d’argent, mais une histoire humaine. L’enjeu, ce n’est pas seulement de redistribuer plus ou moins, mais de remettre le pied à l’étrier de ces chômeurs de longue durée, qui ne demandent en réalité que cela. Pour ce faire, on ne part pas d’en haut, mais du terrain, et on fournit des outils et du financement aux équipes municipales et aux associations qui sont capables d’apporter une solution au problème du chômage de manière massive, mais pas industrialisée. C’est du cousu main qui s’appuie partout sur les initiatives locales et dont la somme fait masse. Mais pour y arriver, il a fallu s’autoriser à sortir d’une politique du contrôle et du chiffre pour regarder ce qui se passe vraiment sur le terrain.

Vous parlez de petits miracles, mais comment les faire passer à l’échelle, justement, pour changer la posture globale de l’État ?
Il faut voir grand et penser tous ces petits miracles de manière systémique. L’on réduit souvent cet esprit au concept d’innovation publique, mais ce terme renvoie à une logique pionnière, comme si le reste de l’administration était condamné à rester enfermé dans des approches hiérarchiques, normatives, contrôlantes. C’est pourquoi j’ai voulu mettre en avant des exemples concrets montrant qu’il est tout à fait possible de mener des actions massives de manière plus efficace, qui répondent mieux aux attentes des Français, en pensant l’État en réseau. Il ne faut pas négliger les enjeux, bien réels, d’ingénierie publique du passage à l’échelle. Mais le principal point de blocage se situe ailleurs, au niveau de notre représentation implicite de l’État, de cette sorte de mythologie de l’action publique qui nous enferme tous et dont il faut sortir. Pour cela, il nous faut poser très clairement une philosophie alternative pour ensuite aligner l’ensemble du système autour de cette philosophie.

Le pouvoir politique est trop gouverné par le court terme et la passion pour les réformes venues d’en haut.

Quelle est cette mythologie dont les fonctionnaires seraient prisonniers ?
La mythologie actuelle conjugue 3 tares : une vision centrale et pyramidale, là où il faudrait penser “écosystèmes”, “réseaux d’acteurs” ; un culte du chiffre et du tableau de bord, qui éloigne les décisions de la réalité du terrain et des attentes des Français ; enfin, la logique du contrôle, là où il faudrait aussi autoriser et mettre la base en capacité d’agir. Aujourd’hui, nous sommes tous prisonniers de ce système. Le pouvoir politique est trop gouverné par le court terme et la passion pour les réformes venues d’en haut. Les hauts fonctionnaires, dont je fais partie, voient l’État comme leur territoire et ne sont pas prêts à le partager, tandis que les fonctionnaires de terrain sont, eux, perçus comme trop conservateurs. Il n’y a pas un coupable dans cette affaire, qui est systémique. Nous sommes enfermés dans une manière de faire, d’abord héritée de l’après-guerre, avec un État “tayloriste” dans lequel on pense l’action publique à un endroit, pour ensuite la démultiplier partout sur le terrain. Cette approche a ensuite été réformée dans les années 1990 avec le new public management, concrétisé en France avec la Lolf, la RGPP [la loi organique relative aux lois de finances et la Révision générale des politiques publiques, ndlr] et une batterie de mesures sectorielles comme la tarification à l’activité des hôpitaux publics. Mais cette vision est datée, elle n’opère plus dans un monde complexe et ouvert, face aux défis de l’écologie, du numérique, aux nouvelles inégalités… Aussi, pour s’en défaire, il faut poser une vision alternative qui permette à chacun des acteurs de ce système de se réaligner. Cela ne peut pas fonctionner si l’on autorise uniquement la base à être dans l’humain, l’autonomie et la prise de risque et que le management intermédiaire ou les hauts fonctionnaires continuent à remplir des indicateurs de performance et à nier les logiques d’écosystème, ou si le pouvoir politique n’accepte pas de rentrer dans le temps long de l’administration pour la faire évoluer.

Les hauts fonctionnaires sont-ils prêts à amorcer ce changement ?
Comme je l’évoquais, l’une des conditions, nécessaire mais non suffisante, pour le permettre est de poser une nouvelle doctrine, qui doit être discutée, partagée. C’est ainsi et seulement ainsi que l’on pourra autoriser le changement à tous les niveaux. Il faut refaire le travail réalisé dans les années 1990 à travers le rapport de Christian Blanc sur l’État stratège, la mission Picq sur la réforme de l’État, etc. Aujourd’hui, l’État est trop gouverné par une culture du contrôle, par exemple, nécessaire pour assurer la neutralité de son action, mais qui stérilise toutes les initiatives. Il faut en débattre. Le changement passe inévitablement par un examen de conscience de la technostructure et des hauts fonctionnaires. En favorisant la séparation entre la stratégie et l’exécution, notamment à travers la doctrine des agences et des contrats d’objectifs et de performance, le new public management a souvent conforté les hauts fonctionnaires dans une posture de sachants omnipotents éloignés de l’expérience du terrain. L’attitude des hauts fonctionnaires a néanmoins évolué en mieux, ces derniers temps, en partie grâce à la crise des “gilets jaunes”, qui a révélé la distance qui existait entre le peuple et les élites. Je pense aussi que la féminisation de la haute fonction publique joue en faveur d’un renouveau, avec une meilleure prise en compte des préoccupations des Français.  

Le rôle des fonctionnaires de terrain est, selon vous, sous-évalué…
J’ai voulu montrer dans le livre à quel point les différentes crises qui touchent de manière cyclique les pompiers, puis les infirmières, puis les enseignants, puis les policiers et ainsi de suite sont en fait liées à un même phénomène de fond, alors que ces crises sont traitées les unes après les autres. Derrière leur malaise à chacun, il y a selon moi la distance croissante entre la réalité du travail des fonctionnaires de terrain et la représentation qui en est faite. Cet écart tient beaucoup à la logique du tableau de bord utilisée par les hauts fonctionnaires dans la manière de conduire les politiques publiques. Des exemples comme les statistiques de la délinquance dans la police, ou la tarification à l’activité de l’hôpital public montrent à quel point les mécanismes de pilotage par les indicateurs peuvent être dévastateurs pour les agents de terrain, et sur la manière dont ils envisagent leur mission. Le rôle d’un policier, c’est le maintien de l’ordre, pas de faire du chiffre. Le signal envoyé par la hiérarchie avec la logique des indicateurs et des réformes vient se heurter violemment à la conception qu’ils se font de leur métier, à leur vocation. L’État n’est pas une entreprise, c’est pourquoi toutes les logiques d’incitation qu’on y diffuse ne fonctionnent pas. Dans ce contexte, les hauts fonctionnaires doivent repenser leur rôle, pour se considérer plutôt comme des “encapaciteurs” du terrain, qui voient les services publics comme des communautés humaines auxquelles il leur revient de redonner de l’autonomie et de la fierté.

L’État a déjà commencé à laisser place à une diversité d’acteurs sur lesquels il s’appuie pour mettre en œuvre certaines politiques publiques.

La réforme de la haute fonction publique va-t-elle dans ce sens, ou passe-t-elle à côté des vrais enjeux ?
Pour faire advenir l’État en réseau, il faudra nécessairement passer par une manière de penser différemment les recrutements et les parcours dans la haute fonction publique. Avec la création de l’ENA, la France s’est, à l’évidence, dotée d’une vraie filière de recrutement de personnes de très haut niveau, qu’on a mise à l’abri de possibles conflits d’intérêts. Ce système très centralisé et univoque a toutefois pu accréditer l’idée qu’il y avait comme une caste dans l’État. Certaines pistes avancées, comme la diversification des profils ou le fait de passer d’abord par le terrain avant l’entrée dans un grand corps, sont très positives. Mais encore faut-il établir clairement pourquoi on veut le faire. On retombe donc sur l’idée d’un changement de doctrine, qui ne peut venir que du plus haut sommet de l’État. Pour autant, le propos de mon livre n’est pas de discuter les conditions politiques de ce changement, qui ne m’appartiennent pas.

Pour finir, vous appelez, dans votre livre, à “mettre du commun dans l’État”, mais l’État est-il prêt à coconstruire, à coproduire l’action publique ?
En réalité, l’État n’a plus le choix. Et il a déjà commencé à laisser place à une diversité d’acteurs sur lesquels il s’appuie pour mettre en œuvre certaines politiques publiques. Au niveau de l’aménagement du territoire, par exemple, un des enseignements de la crise des “gilets jaunes” a été la profondeur du sentiment d’abandon de cette “France périphérique”, qui était non voulue dans le sens où personne ne l’avait envisagée et décidée. Le programme “Action Cœur de ville” répond à cette problématique en cherchant à travailler en réseau, avec les collectivités locales, les organismes de financement et d’accompagnement, pour redessiner le visage des villes moyennes. L’État ne le fait pas en créant une agence de toutes pièces, mais simplement en alignant tous les outils existants pour “restratégiser” sa présence, qui avait été éclatée en une somme de politiques publiques qui ne faisaient qu’arroser le sable. Et c’est au maire, in fine, à qui revient la stratégie d’exécution. Finalement, partant du constat qu’il avait perdu la main d’une part sur l’urbanisme commercial, vis-à-vis du marché, et d’autre part sur l’urbanisme local, vis-à-vis des collectivités, l’État a plutôt créé une stratégie d’alliances qui lui permet de répondre à un problème national, mais dont les réponses sont locales. Les exemples sont nombreux de cette logique de communs au sens le plus strict du terme, en particulier au niveau local, lorsqu’elle intervient en dehors des structures publiques et privées. Les municipalités ont su en encourager l’essor et nous montrent l’exemple. L’État doit changer sa posture pour aussi autoriser et accompagner ces nouvelles modalités d’action sur le terrain et en libérer tout le potentiel. Ce n’est qu’ainsi que l’État saura affronter les grandes transformations de notre temps : crise climatique, transition numérique, mondialisation, nouvelles inégalités…

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Club des acteurs publics

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