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Valéry Michaux : “Réussir la territorialisation de la transition énergétique”

Il est nécessaire de développer des plans d’action spécifiques aux territoires pour favoriser des synergies locales et “vraiment” transformer la France en profondeur en matière énergétique. C’est un enjeu pour le prochain quinquennat, estime Valéry Michaux, professeure de stratégie, de prospective et d’intelligence économique à Neoma Business School.

La territorialisation de l’action publique est devenue une réalité depuis les années 1990. Elle répondait à deux besoins : décloisonner les acteurs locaux et leur permettre d’élaborer des solutions sur mesure plutôt qu’essayer de légiférer depuis Paris. L’État a donc pris l’habitude de lancer un nombre croissant de lois cadres qui impulsent, voire rendent obligatoires des espaces de coopération à l’échelle des territoires. Emploi, innovation, entrepreneuriat, développement économique, environnement, sécurité, santé, handicap, social, urbanisme, scolaire, économie sociale et solidaire, etc., les cadres de coopération impulsés localement entre tous les acteurs d’un même territoire se sont développés aujourd’hui dans tous les domaines. Ces lois imposent un diagnostic partagé élaboré en concertation avec toutes les parties prenantes, la définition d’une stratégie commune à long terme et d’un plan d’action à court terme, à évaluer périodiquement pour permettre des ajustements (Michaux et Defelix, 2019). Cette approche méthodologique est très similaire à celle que l’on utilise en stratégie d’entreprise. C’est donc tout naturellement que les sciences de gestion se sont intéressées à ces situations spécifiques de stratégie concertée (Michaux, 2016). 

Une gouvernance efficace, un leadership partagé, une représentation commune…

Est-ce que ces cadres de concertation, de coopération et d’actions coordonnées à l’échelle des territoires, mobilisant de nombreuses organisations différentes, sont efficaces ? Depuis une quinzaine d’années, nos travaux de recherche montrent que dans 40 % des cas à moyen terme et dans 60 % des cas à long terme, il existe un véritable changement de paradigme local : mise en synergie pérenne des acteurs publics et privés, changement d’échelle dans leur prise de décision, meilleure cohérence globale (Michaux, 2010, 2011, 2016, 2018). À quelles conditions ? Une stratégie commune fédérant de nombreuses organisations différentes ne réussit à émerger que grâce à : une gouvernance efficace qui organise la prise de décision concertée, un leadership partagé entre les parties prenantes, une représentation commune des finalités, des problèmes et des solutions et une vision partagée du positionnement de chaque partie prenante et de sa valeur ajoutée dans le système d’action coordonnée construit… (Michaux, 2010, 2011, 2016, 2017, 2018).

Ces travaux de recherche montrent également l’importance d’un ingrédient indispensable : le temps ou, plus encore, la durée. Certaines collectivités ont dépassé le cadre légal de la méthode “diagnostic-plan d’action-évaluation finale” qui finalement ne mobilise les parties prenantes que très ponctuellement et de façon très irrégulière. Ces collectivités ont su maintenir et approfondir dans la durée les réflexions menées avec les parties prenantes locales sur les sujets les plus nouveaux ou les plus difficiles à appréhender. Résultat : ces débats continus sur des longues périodes de temps entre parties prenantes, élus et sphère publique ont permis aux territoires les plus cloisonnées une transformation locale en profondeur et des résultats inégalés. Restent 40 % des cas, où ces cadres ont donné lieu à des accords de principe et de façade qui sont mis en œuvre a minima. Les élus restent entre eux et ne réussissent pas à fédérer autour d’eux les autres parties prenantes du territoire.   

Les plans Climat, Air, Énergie territoriaux constituent un exemple de ces cadres de concertation.

Impulsés par la loi relative à la transition énergétique de 2015, les plans Climat, Air, Énergie territoriaux constituent un exemple de ces cadres de concertation, de coopération et d’actions coordonnées à l’échelle des communautés de communes de plus de 20 000 habitants, des communautés d’agglomération et des métropoles. Ces plans ont été progressivement rendus obligatoires depuis 2019 et deviennent aujourd’hui le bras armé des transitions énergétiques et climatiques. D’autant qu’il y a urgence…  

L’été et la rentrée 2021 resteront un moment charnière dans la lutte contre le changement climatique. Le dernier rapport du Giec sort. Il est sans appel. L’objectif de limiter le réchauffement de la planète à 1,5 °C, prévu par l’Accord de Paris, n’est déjà quasiment plus tenable. La lutte contre les émissions de CO2 s’était pourtant accélérée en Europe en 2019, date à laquelle les États européens s’étaient engagés sur des objectifs de réduction des gaz à effet de serre déjà très ambitieux. Mais les résultats ne sont pas suffisants. Lors de l’été 2021, un nouveau palier a été franchi en Europe avec des objectifs encore plus coercitifs. La Commission européenne annonce ainsi l’entrée des États membres dans une discussion sur la fin des voitures thermiques pour 2035. L’été 2021, c’est aussi la date de la promulgation de la loi “Climat et Résilience” en France. Cette loi met particulièrement l’accent sur la sobriété énergétique et la rénovation énergétique des bâtiments. Elle vient compléter d’autres régulations récentes, comme l’impossibilité d’installer une nouvelle chaudière au fuel. Cette loi met également l’accent sur la mise en place de zones à faible émission dans 35 villes françaises qui vont interdir progressivement les véhicules à essence d’ici 2030, faisant ainsi écho aux mesures européennes. Parallèlement, le plan de relance met l’accent sur les énergies et les technologies vertes pour répondre à l’Agence internationale de l’énergie, qui considère que la France est en retard par rapport à ses objectifs en termes d’énergies propres.

Ce n’est pas un hasard si les collectivités locales jouent un rôle clé dans la mise en œuvre des objectifs nationaux de lutte contre le changement climatique, dans la maîtrise des consommations d’énergie et dans la mise en œuvre des énergies renouvelables. Au travers des plans Climat, Air, Énergie territoriaux (PCAET), ce sont elles qui valorisent le potentiel énergétique de leur territoire et font en ce moment des choix structurants en matière énergétique pour l’avenir. Au-delà de la rénovation énergétique des bâtiments, sont discutés des projets concertés d’écologie industrielle territoriale (circulation de flux de matière et d’énergie entre les organisations d’un même territoire) et d’économie circulaire (notamment valorisation énergétique des déchets).

75 % des acteurs locaux considèrent déjà que les objectifs qu’ils se sont fixés pour leur territoire seront difficiles ou très difficiles à atteindre.

À l’échelle du territoire, est-ce qu’on injecte la chaleur produite par l’incinération des déchets dans un réseau de chaleur destiné à un quartier, une piscine, un hôpital, une zone d’activité économique ou est-ce qu’on utilise plutôt la chaleur produite par les datacenters pour chauffer tout cela ? Plutôt que de chauffer, est-ce qu’on préfère choisir de produire de l’électricité à partir des déchets pour fabriquer de l’hydrogène qui va faire rouler les bus locaux “zéro émission” ? Ou est-ce qu’on décide de conserver l’hydrogène pour décarboner les industries locales et on choisit de fabriquer du biométhane pour faire rouler les bus “zéro émission” à partir des déchets verts ou à partir des boues d’épuration de l’usine de traitement qui est à côté ? Et si on lance une ferme solaire, à quels usages complémentaires réserve-t-on cette électricité verte en complément des autres sources d’énergie présentes sur le territoire ? Tous ces exemples sont issus de discussions réelles. Chaque territoire établit un diagnostic de ses ressources spécifiques et des usages potentiels locaux… pour développer une stratégie sur mesure. 

Une étude récente conduite par l’ADCF en 2021 permet d’avoir une vision de l’avancée de ces démarches aujourd’hui. La durée moyenne de l’élaboration d’un PCAET est de deux ans. Seuls 15 % des territoires ont complètement terminé, à ce jour, le diagnostic partagé et le plan d’action, et 46 % sont encore en cours. Mais surtout, 75 % des acteurs locaux considèrent déjà que les objectifs qu’ils se sont fixés pour leur territoire seront difficiles ou très difficiles à atteindre. Il est indispensable que ces démarches, qui sont aujourd’hui initiées dans un contexte d’urgence, puissent se transformer en débats continus entre toutes les parties prenantes pour approfondir au fur et à mesure les actions à mener et discuter de leurs impacts dans une logique d’amélioration continue. Ce n’est qu’au prix d’un tel effort de maintien des échanges que des plans d’action originaux, mobilisateurs et spécifiques aux territoires pourront développer les synergies locales et vraiment transformer la France en profondeur. C’est une dimension qui doit être renforcée dans le cadre du prochain quinquennat.

Ce texte a été labellisé par la Revue française de gestion

Bibliographie
• ADCF (2021) La contribution des intercommunalités dans la transition énergétique : analyse des PCAET approuvés
• V. Michaux, C. Defélix, “Conduire un diagnostic partagé en contexte interorganisationnel : enseignements théoriques et pratiques”, Revue de gestion des ressources humaines, janvier 2019, no 111, pp. 19-34
• V. Michaux, “Stratégie territoriale : les impacts d’un cadre participatif « incitatif coercitif »”, Revue d’économie régionale et urbaine, janvier 2018, no 1, pp. 33-59
• V. Michaux, Politique locale concertée : du diagnostic à l’évaluation des impacts, Territorialisation des politiques publiques, stratégie territoriale, gouvernance locale : méthode et facteurs clés de succès, Éditions universitaires européennes, Saarbrückuen, 2016
• V. Michaux, “Dialectique entre phases critiques et paliers de transformation dans les trajectoires de changement stratégique : le cas d’une réforme territoriale silencieuse mais d’ampleur”, Management & Avenir, novembre 2016, no 89, pp. 35-64
• V. Michaux, “Les déterminants de la performance des gouvernances territoriales. Le cas des stratégies concertées de développement durable des territoires”, Revue française de gestion, octobre 2011, vol. 37, no 217, pp. 35-60 
V. Michaux, C. Defélix, N. Raulet-Croset, “Boosting territorial multi-stakeholder cooperation, coordination and collaboration: strategic and managerial issues”, Management & Avenir, décembre 2011, no 50, pp. 123-136
• V. Michaux, “Innovations à l’interface entre institutions publiques, para-publiques et privées dans le cadre des politiques préventives concertées : le cas de la prévention des licenciements pour raison de santé”, Management & Avenir, mai 2010, no 5, pp. 210-234

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Club des acteurs publics

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