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Au Royaume-Uni, des supersecrétariats organisés par les fonctionnaires

Les private offices des ministres britanniques sont des rouages essentiels dans l’élaboration de la loi et maintiennent un lien étroit avec leurs administrations. Ils constituent aussi des lieux de passage précieux dans la progression de carrière des jeunes fonctionnaires. 

Grâce à la télévision, la majorité les familles anglaises ont pu découvrir les coulisses politiques de leur chère île. La BBC, qui n’a pas son pareil pour mettre en avant les particularités "so british", a décortiqué les travers des ministères dans les années 1980 avec Yes minister, une série devenue culte. Elle a récidivé un quart de siècle plus tard en produisant The thick of it. En France, le fonctionnement de la démocratie britannique reste encore enveloppé d’un épais voile de méconnaissance.
"Il n’y a rien de plus différent que les fonctions et rôles des entourages des ministres anglais et français, souligne Colin Talbot, professeur en politique gouvernementale à l’université de Manchester. En Angleterre, il n’existe pas de cabinet ministériel comme en France. Ce qu’on appelle le private office d’un ministre de Sa Majesté est un bureau composé de fonctionnaires. Tous les membres sont des civil servants – des fonctionnaires –, auxquels se sont ajoutés, depuis une cinquantaine d’années, des conseillers spéciaux (les special advisers) – des conseillers politiques qui ont le statut de fonctionnaires temporaires, vont et viennent avec leur ministre."
Le private office est souvent présenté dans les magazines spécialisés comme "l’appareil de survie" indispensable à tous les ministres du gouvernement. Il agit comme un canal entre le ministre et son administration et fait le lien avec les autres ministères. Un rôle essentiel quand on observe le fonctionnement de l’exécutif. 


Une centaine de ministres par gouvernement

Point essentiel : au Royaume-Uni, tous les ministres sont issus des bancs du Parlement. Chaque gouvernement britannique compte une centaine de ministres (120 dans l’actuel gouvernement Johnson) et certains n’ont pas charge d’administration. Les principaux ministres, une vingtaine, dont ceux gérant le Budget, les Affaires étrangères ou le Home Office (ministère de l’Intérieur), sont regroupés dans le cabinet office, dirigé par le Premier ministre. En moyenne, chaque ministre reste entre un et deux ans à son poste et peut changer de ministère du jour au lendemain. 
"Ce qu’on appelle le private office constitue une sorte de supersecrétariat, synthétise Jean-Pierre Jouyet, figure de l’administration française qui a été ambassadeur au Royaume-Uni de 2017 à 2019. Les membres du private office gèrent le courrier et l’emploi du temps du ministre et lui communiquent toutes les informations nécessaires à sa prise de décision."
Dans le détail, chaque private office est composé à sa tête d’une personne clé, le private secretary (secrétaire privé). Souvent recruté par l’équipe du ministre, il ou elle est le lien principal entre le ministre et les fonctionnaires de l’administration. Âgé généralement de 25 à 35 ans, il a la responsabilité de coordonner la mission politique du ministre, en veillant à ce que ses décisions soient clairement mises en œuvre par l’administration. Lui ou un de ses adjoints, assiste à toutes les réunions de son ministre et prend des notes. "La principale qualité d’un aspirant secrétaire privé est d’être à l’aise avec le fait d’être invisible, décrit un ironique et néanmoins factuel « guide au private secretary », très consulté par les postulants. Vous devez être les yeux du ministre et lire dans ses pensées. Vos compétences empathiques sont dirigées pour le meilleur de l’organisation tout en tenant éminemment compte des interlocuteurs de votre patron."


Postes pourvus par l’administration publique

Le private office compte aussi des secrétaires et chargés du courrier ainsi que d’autres personnels. Soit, au total, entre 3 et 5 personnes pour les ministres juniors, et jusqu’à 18 pour les ministères les plus importants. Tous ces postes sont pourvus par l’administration publique. Il compte enfin un parliamentary private secretary, qui est les yeux et les oreilles du ministre au Parlement, dont il fait partie. Ce poste non payé est pourvu par un député de l’arrière-ban et très utile pour gagner de l’expérience.
Globalement, ce sont près de 700 civil agents qui travaillent en contact direct avec les ministres au sein du quartier londonien de Whitehall, qui regroupe les ministères autour du Parlement et concentre environ 8 000 membres de la fonction publique. "Les fonctionnaires du private office n’ont pas pour mission de développer des politiques ou des stratégies pour le ministre, indique Martin Stanley, le rédacteur en chef du site Understanding the civil service. Quand le ministre a décidé d’une politique à mettre en œuvre, leur rôle est de s’assurer que le ministre reçoit de bons conseils de la part de son administration." (lire encadré).
Le recrutement pour des postes dans le private office n’est pas différent des autres postes de l’administration britannique. L’affichage du poste se fait sur différents sites Web des ministères et même à l’extérieur avec toute une série d’entretiens. "Il n’existe pas de système de détachement avec retour dans son corps d’origine comme en France car il n’y a pas de corps administratif au Royaume-Uni", explique Edward Page, professeur de théorie politique à l’université de Warwick. L’emploi à vie dans la fonction publique n’existe pas au Royaume-Uni mais, "à moins qu’ils aient un contrat à durée déterminée, les civil servants ont un contrat permanent et peuvent faire toute leur carrière dans la fonction publique dès qu’ils ont passé la période de probation de six mois", souligne Jill Rutter, membre du think tank Institute for Government. Depuis 2006, chaque agent de l’État doit passer au maximum quatre ans dans un poste. 
"Généralement les personnels du private office sont des fonctionnaires qui travaillent déjà dans le ministère concerné, ajoute Jill Rutter. Il est très rare que quelqu’un soit recruté en dehors de la fonction publique car les ministres restent en général peu de temps en poste et le processus concernant la sécurité dure six mois. Par ailleurs, il faut que le ministre soit immédiatement opérationnel, ce qui nécessite un bureau qui tourne parfaitement."


Oxford et Cambridge, rampe de lancement

À la fin de leur poste, de deux à trois ans en moyenne, les civil servants postulent à d’autres fonctions dans le ministère, mais la plupart partent avec une promotion car le private office est très exigeant en matière d’implication professionnelle.
De l’avis des spécialistes, les différents emplois des private offices sont un accélérateur de carrière. "Il existe d’autres postes où les fonctionnaires peuvent laisser leur marque car il est fréquent que le ministre demande au spécialiste d’une thématique de venir lui exposer les faits concernant un projet de loi", ajoute Colin Talbot. 
Des interviews réalisées en mai 2021 par le professeur Sam Friedman sur les progressions de carrière dans la fonction publique ("Navigating the labyrinth") éclairent les parcours. Il en ressort que ceux qui ont travaillé dans un private office très sollicité durant une crise nationale, par exemple, tendent à être promus, aidés par leurs collègues qui ont suivi une formation similaire. Le duo d’universités Oxford-Cambridge, rampe de lancement vers la haute fonction publique, a souvent été cité comme un entre-soi typique de la haute fonction publique britannique. 
Il tient encore le haut du pavé, mais le système "Fast Stream" ("flux rapide") a renouvelé le vivier de futurs hauts fonctionnaires (lire encadré) depuis plusieurs années.  Au-delà de Fast Stream, il existe, au Royaume-Uni, des règles de progression non écrites pour jeunes fonctionnaires ambitieux mais qui se transmettent entre générations. Ces points de passage offrent une exposition aux ministres et aux principaux directeurs. Interviewés par le quotidien The Guardian en 2020, des responsables de la haute fonction publique (le "Senior civil service", créé en 1996) dévoilent 5 types de postes accélérateurs de carrière. 


Début de décentralisation

Le premier consiste à travailler dans un private office, le deuxième dans des départements clés, comme le Budget, ou au sein du cabinet office du Premier ministre. Le troisième accélérateur tient à la direction d’une équipe qui conduit un projet de loi, le quatrième à avoir un rôle de leader durant une crise nationale. Le dernier, baptisé "ultra pipeline", est constitué par la détention d’un poste de secrétaire privé pour un ministre de premier plan. 
Viatique indispensable aux places les plus recherchées dans la fonction publique, le fait de travailler en permanence dans les quartiers ministériels londoniens sera peut-être moins essentiel à l’avenir. En pleine pandémie, le gouvernement de Boris Johnson a, en effet, décidé de décentraliser une partie des administrations et des agences nationales dans des métropoles régionales. L’objectif vise à installer 15 000 postes de fonctionnaires en province d’ici 2030. En février dernier, 15 départements de ministères centraux ont annoncé leur plan de relocalisation, ce qui correspond à 2000 postes. Pour attirer les vocations, le gouvernement a annoncé que des postes au programme Fast Stream seraient réservés pour ces nouvelles affectations. De quoi aérer le système britannique, encore très centré autour de Big Ben. 

Le "private office" doit donner des conseils "honnêtes"
La spécificité du système britannique est que tous les conseils transitent par le private office et sont directement vus par le ministre. Lors de l’élaboration d’une loi, de nombreux fonctionnaires ministériels informent et rencontrent les ministres. Les secrétaires privés organisent les réunions et prennent des notes, mais s'impliquent rarement dans le fond des discussions. "Quelque chose a mal tourné s’ils contredisent les experts du ministère", estime Martin Stanley, rédacteur en chef du site Internet Understanding the civil service. Des commentaires supplémentaires peuvent être fournis par des conseillers spéciaux et par les membres du private office, mais ils ne modifient pas le conseil lui-même. "Cet accès direct ainsi que la progression de carrière, qui ne dépend pas du parrainage ministériel, permettent de prodiguer des conseils “honnêtes”, c’est-à-dire fondés sur des faits et parfois sans complaisance", estime Martin Donelly, permanent secretary au ministère du Commerce et de l’Innovation de 2010 à 2016. 



 

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