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J.-M. Eymeri-Douzans : “Le classement de sortie est mort, vive la dynamique classante de l’appariement !”

La suppression annoncée du classement de sortie de l'INSP est une “réforme majeure qu’il faut saluer tant elle était nécessaire et attendue”, souligne dans cette tribune l’universitaire Jean-Michel Eymeri-Douzans. Mais pour ce spécialiste de la haute fonction publique, la nouvelle procédure d’affectation “ne conquerra sa légitimité que si elle est rigoureusement impartiale et n’encourt pas de critiques sur le terrain de l’entre-soi ou du favoritisme”. 

Au nom du gouvernement, le ministre de la Transformation et de la Fonction publiques a présenté devant le Conseil supérieur de la fonction publique d’État (CSFPE), jeudi 17 novembre 2022, un projet de décret relatif aux voies d’accès et aux formations à l’Institut national du service public (INSP, ex-ENA). Très attendu depuis l’ordonnance du 2 juin 2021 – assez succincte – et la substitution, le 1er janvier passé, de l’INSP à l’ENA, c’est un long texte de 57 articles, qui porte sur les divers concours d’entrée et leurs préparations (titres I et II), sur la formation initiale des élèves (titre III), sur leur affectation dans les corps et emplois de sortie (titre IV), sur la formation professionnelle tout au long de la vie et les formations diplômantes, ainsi que sur les formations internationales (titre VI). L’un de ses aspects majeurs est l’abandon du classement de sortie hérité de l’ENA, et son remplacement par une nouvelle procédure d’affectation des élèves sortants, baptisée “appariement”, bien plus en phase avec la logique de l’ample réforme de la haute fonction publique voulue par le président de la République. 

Comme toujours en pareils sujets, il faut se garder des simplifications et du manichéisme. Ainsi, la suppression du classement de l’INSP ne signifie en rien que ses futurs élèves cesseraient d’être évalués à l’avenir. Ils et elles continueront à l’être, mais selon d’autres modalités qu’aujourd’hui. Ils et elles continueront même à être évalués de façon comparative, puis rangés de façon ordinale les uns par rapport aux autres, non plus par la direction de l’établissement et des jurys ad hoc mais par leurs futurs employeurs potentiels. Ainsi, rien ne serait plus faux que l’image d’un futur INSP transformé en une sorte de “living lab” d’autoformation professionnelle, à la carte, sans épreuves ni pression compétitive, d’individus aux âges, parcours et profil divers, ou celle de l’appariement comme une sorte de marché du travail dérégulé où chacun irait toquer comme bon lui semble à la porte des employeurs potentiels pour passer des entretiens d’embauche, faire monter les enchères, voire négocier le régime indemnitaire du premier poste. Pour user de l’analogie, loin d’une telle “foire aux talents”, la future procédure d’affectation au sortir de l’INSP ressemble plutôt à un “Parcoursup de l’encadrement supérieur” – les algorithmes en moins vu le petit effectif en cause. 

Ces mises en garde étant faites, prendre l’exacte mesure de la transformation voulue par l’exécutif – certes disruptive, mais pas aussi révolutionnaire que cela – exige de revenir un peu sur la procédure d’affectation par classement de sortie héritée de l’ENA, fruit d’un compromis historique fondateur et de réelles évolutions depuis dix ans, avant d’essayer de comprendre comment pourra fonctionner la future procédure d’appariement et de souligner certains risques qu’elle recèle. 

La plupart des énarques auxquels j’ai eu affaire soulignent combien l’hyperconcurrence résultant de l’empire de cet obsédant classement de sortie plombait la scolarité à l’ENA et la vie même de l’école.

Il faut rappeler combien le fameux classement de sortie était consubstantiel à l’ENA, faisant d’elle une “machine à classer”, selon un très grand fonctionnaire formé avant-guerre, François Bloch-Lainé. Tout s’était joué dès la Libération, quand les réformateurs de la Résistance, dont Michel Debré, durent négocier avec des grands corps de l’État, très rétifs, la création d’une grande école d’administration générale. En effet, l’ENA de 1945 avait pour objectifs combinés de démocratiser et déparisianiser le recrutement des élites administratives et, sur le modèle du senior civil service britannique dont de Gaulle avait apprécié la cohésion et l’excellence durant la France libre à Londres, de donner une formation et une culture communes à tous les corps supérieurs de l’État. Cela exigeait à la fois la création d’un nouveau corps interministériel des administrateurs civils, remplaçant et surclassant les modestes rédacteurs de ministères d’avant-guerre, et la disparition des concours particuliers d’accès au Conseil d’État, à l’inspection des Finances, à la Cour des comptes, au corps diplomatique et au corps des sous-préfets – concours par cooptation qui étaient réputés pour leur fermeture sociale, voire leur népotisme. Or les grands corps de 1945 n’acceptèrent de renoncer à s’autorecruter et de voir leurs futurs membres formés sur les mêmes bancs que le commun des futurs sous-chefs de bureau d’administration centrale que si un double filtre et toutes sortes de verrous étaient mis en place.

C’est pourquoi aux très difficiles concours d’entrée à l’ENA fut rajoutée une scolarité longue, mêlant une année de stages (d’ambassade et de préfecture, notamment) dont la notation (aux mains d’ambassadeurs et de préfets, donc, en dialogue avec la direction des stages tenue par un préfet) a représenté de 25 à 30 % (à l’heure actuelle) du total des points du classement de sortie, et une année (désormais moins) de modules de formation évalués par des notes de contrôle continu et par des notes d’épreuves, confiés, dans cette “école d’application”, non à des universitaires mais à des hauts fonctionnaires. Le sens profond de ce parcours de formation-sélection, identique pour des jeunes gens frais émoulus de la rue Saint-Guillaume et des fonctionnaires déjà expérimentés, consistant en une longue suite d’épreuves de toutes natures, pour aboutir à un classement général calculé à partir d’un total de points énorme mais où maints élèves se distançaient souvent d’un ou deux points, ce qui était mathématiquement absurde, avec nombre d’ex-æquo, était bien d’être le tenant-lieu des anciens concours particuliers d’avant-guerre, le mécanisme de sursélection de “la botte”, cette huitaine à quinzaine d’énarques classés dans les premiers et susceptibles d’accéder directement aux 3 grands corps administratifs. Les choix s’opéraient chaque année, en décembre, lors d’un fameux “amphi-garnison”, sur la base de la liste des emplois proposés par les corps et ministères (toujours en plus grand nombre que le total de la promotion, si bien que même le dernier avait encore du choix), et non sans que les intéressés aient pris, informellement, durant les jours précédents le choix fatidique, leurs renseignements sur les conditions qui leur seraient faites par leurs futurs employeurs. 

La plupart des énarques auxquels j’ai eu affaire soulignent combien l’hyperconcurrence résultant de l’empire de cet obsédant classement de sortie plombait la scolarité à l’ENA et la vie même de l’école, au point de réduire la qualité des apprentissages pour le plus grand nombre, dans le seul but de sélectionner une “superélite” appelée à jouir d’une rente de situation à vie tandis que les autres devaient se contenter d’être administrateurs civils. Ce système, jugé injuste, était en outre dénoncé comme peu judicieux en termes de bonne gestion des ressources humaines puisqu’il faisait choisir l’employeur par l’employé, et non l’inverse comme d’ordinaire. 

Aussi, depuis vingt ans, les pétitions de plusieurs promotions d’énarques, maints hauts fonctionnaires lucides et divers leaders politiques demandaient la suppression de la sortie directe dans les 3 grands corps, voire la suppression du classement. Tentée une première fois sous Nicolas Sarkozy mais retoquée par le Conseil d’État, tentée une deuxième fois sous François Hollande mais encore déjouée du côté du secrétariat général du gouvernement, c’est donc Emmanuel Macron qui semble en passe de venir à bout de ce système d’affectation, et ce en deux temps : d’abord, par l’ordonnance du 2 juin 2021, qui a débranché l’accès aux grands corps, désormais différé de plusieurs années et confié à des commissions ad hoc, du classement de sortie de l’ENA ; puis par l’actuel projet de décret, qui tend à abolir le classement lui-même.

C’est sans conteste une réforme majeure, qu’il faut saluer tant elle était nécessaire et attendue.

L’actuel projet de décret va au bout de la logique de recherche d’adéquation profils-postes prônée par le rapport de la mission Bassères en instaurant une procédure d’appariement à plusieurs tours.

Toutefois, l’exactitude oblige à dire que le système du classement “pur et dur” hérité du passé avait déjà connu, depuis un décret pris sous Nicolas Sarkozy (décret du 4 mai 2012), des évolutions importantes, préfigurant le système à venir. Ainsi, la procédure d’affectation des énarques sortants, depuis dix ans, loin de reposer sur le seul classement général et l’amphi-garnison, comprend déjà l’obligation pour les administrations et institutions d’emploi de fournir, trois mois avant la fin de la scolarité, un dossier complet avec fiches de poste transmis à tous les élèves, lesquels manifestent leur intérêt pour tel ou tel poste et sont alors reçus en en entretien individuel par leurs employeurs potentiels, entretiens suivis de la production par les employeurs d’un avis, positif ou réservé, sur l’adéquation profil-poste de chacun, avis que les élèves ne sont certes pas obligés de suivre. Toute cette séquence est placée sous le contrôle d’une “commission de suivi de la procédure d’affectation”, composée de 5 personnalités qualifiées, qui veille à l’égalité de traitement entre les élèves et, fort bien présidée, a mené depuis dix ans un travail de grande qualité pour prévenir toute forme de discrimination fondée sur le genre, l’âge, l’origine des élèves, et pour conseiller au mieux les nombreux élèves qui l’ont saisie pour obtenir des conseils sur leurs choix d’affectation.  

L’actuel projet de décret, prenant acte de la fin de la sortie directe dans les grands corps, mais aussi de la disparition des corps d’inspection générale, du corps préfectoral et du corps diplomatique, et de la sortie de la plupart des élèves de l’INSP dans le nouveau corps interministériel des administrateurs de l’État, va au bout de la logique de recherche d’adéquation profils-postes prônée par le rapport de la mission Bassères en instaurant une procédure d’appariement à plusieurs tours qui n’est pas sans rapport avec ce qu’un récent arrêté du 18 octobre 2022 prévoit pour la nomination des administrateurs au tour extérieur, et qui s’inspire des matching procedures pratiquées depuis longtemps pour les affectations d’étudiants dans les très sélectives universités américaines.

Régie par les articles 37 à 45 du projet de décret, déjà fort détaillés et appelés à être encore précisés par le règlement intérieur de l’INSP, la nouvelle procédure, qui ne doit s’appliquer qu’aux élèves entrant en scolarité au 1er janvier 2024, s’analyse comme une forte évolution par systématisation et bilatéralisation de la procédure actuelle d’affectation, qui prive les élèves de leur actuel pouvoir de dernier mot pour le donner aux futurs employeurs, leur confiant ainsi certes pas la tâche de “classer” tous les élèves, mais bien d’écarter, pour chaque poste, les élèves qui ne les intéressent pas, puis d’ordonner les auditionnés depuis un “préféré”… jusqu’à un bien moins “préféré”.

Plus précisément, tout commence par un arrêté du Premier ministre qui fixe le nombre d’emplois offerts aux élèves dans chaque corps et institution d’emploi. Puis, sous l’égide d’une commission chargée du suivi de la procédure, qui prolonge et élargit l’actuelle commission puisque 8 personnalités qualifiées, la Diese et la DGAFP en sont membres, chaque administration élabore un dossier “employeurs” transmis aux élèves, tandis que chaque élève établit son propre dossier, qui comprend la caractérisation des compétences qu’il estime avoir acquises à l’INSP comme durant son parcours antérieur, la présentation de son projet professionnel, et l’évaluation par l’INSP des résultats de l’élève tant aux stages que durant les séquences de formation à l’Institut. Il est donc clair que ce dossier, anonymisé à ce stade, n’est pas vierge d’évaluation par l’Institut du niveau d’excellence, ou non, des élèves. Leurs performances durant la formation ne sont donc pas déconnectées de l’appréciation que porteront sur eux leurs futurs employeurs. Chaque élève formule, par ordre de préférence, un nombre de vœux de postes (nombre qui ne peut pas être inférieur à 15 % des emplois proposés) et envoie son dossier “élève” pour chacun de ces postes, en y joignant une lettre de motivation spécifique.

Les administrations et institutions d’emploi étudient les dossiers et établissent une liste d’au moins 8 élèves à auditionner par poste. La commission de suivi s’assure que chaque élève bénéficie de 3 entretiens au moins. L’INSP adresse alors le C.V. et la lettre de motivation de chaque candidat auditionné à chaque administration : l’anonymat est alors levé. Les entretiens ont lieu de manière identique pour chaque élève, pour assurer l’égalité de traitement. À l’issue des entretiens, chaque administration “établit la liste, pour chaque emploi proposé, par ordre de préférence, et au regard des critères de sélection préalablement communiqués, des élèves reçus en entretien”, dit de façon assez contournée l’article 41 du texte. Dit plus clairement, chaque administration établit un classement des 8 élèves auditionnés, du premier au huitième. De leur côté, les élèves dressent leur liste, elle aussi ordonnée et sans ex-æquo possible, de tous les postes pour lesquels ils ont eu un entretien, ou au moins de 75 % de ces postes.

Dès lors, un premier tour d’appariement a lieu, par rapprochement des listes établies par les employeurs et des vœux des élèves, avec pour règle que “l’affectation définitive dans un emploi ainsi réalisée est celle qui permet d’apparier chaque candidat avec l’employeur préféré [par lui] parmi ceux lui ayant fait une proposition et figurant dans sa liste d’emplois énumérés par ordre de préférence”, précise l’article 41 du projet. Les emplois ainsi pourvus sont communiqués à la commission de suivi, qui arrête la liste des élèves nommés et des emplois pourvus, ainsi que la liste des élèves n’ayant aucune affectation et celle des emplois non pourvus. La seconde série d’entretiens, de listes respectives, et d’appariements se déroule alors, et les nominations s’ensuivent.

L’enjeu de la déontologie, comme dans toute procédure de recrutement, sera fondamental.

Enfin si à la fin de la scolarité, certains élèves restent sans poste, ces élèves sont tous reçus en entretien par chacune des administrations ayant encore un poste disponible, à l’issue de quoi chaque administration établit une liste classant l’ensemble des élèves reçus, quand chaque élève est contraint de dresser une liste de vœux pour tous les emplois en question sans pouvoir en écarter aucun. 

Pour qui connaît bien la façon dont le classement de l’ENA hiérarchisait tant les élèves que les corps et ministères d’affectation, avec la “botte” (ouvrant l’accès aux grands corps) et les poursuivants immédiats (en rang pour rejoindre les grandes directions d’état-major de Bercy, les inspections générales, les plus beaux postes du Quai d’Orsay), puis le “ventre mou” (beaux postes d’administrateurs civils, préfectorale, etc.) et enfin “les profondeurs du classement” (ministères dépréciés, corps des tribunaux administratifs et des chambres régionales des comptes), il pourrait être tentant de pronostiquer que la première série d’entretiens et d’affectations verra les mieux évalués des élèves rejoindre les “maisons” toujours les plus prestigieuses, la deuxième série pourvoira le gros des emplois avec le milieu de la courbe de Gauss des élèves moyennement performants, et la procédure-balai comblera les trous avec celles et ceux qui n’auront pas assez démontré leur adéquation aux nouvelles formes d’exercices et de certifications de compétences et soft skills de l’INSP.

Les nouvelles modalités d’évaluation des élèves comme les détails de la procédure d’appariement seront fixées par le règlement intérieur de l’INSP. Comme toujours pour de telles innovations, seule la mise en œuvre de tout le dispositif, à partir de la fin de 2025, permettra d’évaluer, après plusieurs années de pratique – donc sous le prochain quinquennat – la pertinence, l’efficacité et l’efficience du dispositif, d’en tester la robustesse ; et d’en repérer les possibles biais ou effets pervers. Loin de tout procès d’intention, il est d’ores et déjà évident que cette future procédure d’affectation ne conquerra sa légitimité aux yeux des futurs élèves de l’INSP, donc des candidates et candidats à ses concours d’entrée, que si elle est rigoureusement impartiale et n’encourt pas de critiques sur le terrain de l’entre-soi ou du favoritisme. L’enjeu de la déontologie, comme dans toute procédure de recrutement, sera donc fondamental, et c’est pour grande part la commission de suivi qui en sera la garante : il importera donc d’en bien choisir les membres et de lui donner les moyens d’agir face à de puissants ministères. Faute de quoi, l’attractivité des concours de l’INSP aux yeux des générations Z puis Alpha très soucieuses d’éthique publique pourrait en pâtir, et nos meilleurs jeunes talents se détourner de l’école de Strasbourg pour préférer accéder aux emplois d’encadrement supérieur de l’État en tant que contractuels, après avoir passé trois ou quatre années – bien mieux rémunérés que les stagiaires INSP ! – comme consultants “affaires publiques” dans de grands cabinets internationaux influents.    

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