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Marc Rouzeau : “La solidarité territoriale suppose fidélité au pacte républicain et innovation sociale”

Coordonnateur de la recherche « Gouvernance et territorialisation de la Stratégie nationale de prévention et de lutte la pauvreté » à la chaire Territoires et mutations de l’action publique de Sciences Po Rennes, Marc Rouzeau décrypte les enjeux de solidarités sociales, entre interventions territoriales et nationales. 

Qu’a changé la crise en matière de solidarités entre acteurs territoriaux ? 
Le terme « solidarités » articule un fait constaté - c'est-à-dire des liens qui tiennent les acteurs ensemble - et des devoirs d’entraide plus ou moins encadrés par des obligations morales ou juridiques. La crise sanitaire intervient à un moment particulier sur un terrain critique car, de plus en plus, nous nous interrogeons sur les engagements que nous sommes prêts à assumer envers ceux et celles qui seraient en situation de difficulté. Face à nos incertitudes et à nos désaccords, la crise remet en lumière les situations de pauvreté, le quotidien des personnes sans abri et la dépendance d’une partie de nos concitoyens vis-à-vis de l’aide alimentaire. D’autre part, la crise rebat les cartes aussi du côté des « opérateurs de solidarité » : les circuits habituels ne fonctionnant plus, de nouvelles manières de faire sont apparues. Il a fallu davantage « aller vers » et moins conditionner les aides à une instruction administrative des situations. De nouvelles formes de bénévolat sont apparues, de petites associations ont pu jouer un rôle clé alors que de grosses institutions ont eu un temps de réaction plus important… De nouvelles forme de coopération ont vu le jour, les ressorts de l’aide caritative ont regagné en visibilité et l’agilité des organisations a été mise à l’épreuve. 

Le couple santé-social a également été au cœur de la réflexion…
La crise contribue à une forme de réactivation d’un couple du type « je t’aime moi non plus ». Si la crise sanitaire entraîne des conséquences sociales, il faut aussi tenir compte que les problématiques sociales participent fortement à façonner la crise sanitaire, en particulier du fait que les personnes en situation précaire sont davantage exposées que les autres. Outre cette interdépendance entre santé et social, la crise sanitaire met en évidence que les réponses ne peuvent être détenues seulement par l’État ou seulement par les territoires. Il faut l’intervention des différents échelons en complémentarité.  

Comment ces solidarités vont-elles évoluer ? 
Le changement n’est pas intervenu avec la crise : la crise accélère une tendance, celle du basculement d’un État Providence vers un État social actif. Afin de soutenir la cohésion sociale, le nouveau régime social se veut moins réparateur mais cherche à investir dans le capital humain pour que chacun construise un parcours social responsable. Alors que l’État social hérité de l’après-guerre s’organisait autour de la protection sociale et des administrations publiques, désormais le jeu apparait plus ouvert : il s’agit de faire travailler en synergie État, collectivités, associations et collectifs, entreprises ou encore fondations… Cela pose la question des formes de gouvernance car deux registres assez différents doivent être pris en considération : d’une part, celui de la solidarité de droits garantie par le Pacte républicain et qui se traduit par le « social de gestion » distribuant des services et des allocations de compensation ; d’autre part, celui des solidarités d’engagement qui se déclinent au pluriel et relèvent du « social d’animation ». Ce social d’animation, c’est celui qui agrège les projets de développement social portés par certains conseils départementaux – je pense ici à la Meurthe-et-Moselle ou encore aux Hautes-Pyrénées -, les actions de bénévolat dans lesquelles la jeunesse s’implique plus fortement aujourd’hui ou encore aux initiatives portées par les fondations qui interviennent désormais dans le domaine social. Mais attention à garder le bon équilibre et à ne pas trop miser sur les nouveaux entrepreneurs sociaux : à leurs yeux, toutes les causes ne se valent pas, certaines sont plus poteuses que d’autres. 

Comment s’exprime cette hiérarchie des causes ?
La cause des enfants pauvres ou encore celle des femmes victimes de violences conjugales apparaissent consensuelle. L’aide aux migrants ou encore aux personnes sortant de prison, beaucoup moins. Il faut donc trouver des modes de pilotage de l’action sociale qui permettent les différents modes d’intervention. 

Ces solidarités sont-elles aujourd’hui un facteur clé de résilience ? 
Je définirais la résilience comme la capacité d’action collective qui émane d’un territoire et qui, orientée vers la justice sociale, vient aider à faire face aux inégalités mais aussi aux épreuves de la vie sociale. Pour citer Pierre Rosanvallon, la vie sociale contemporaine est traversée d’épreuves qui mettent à mal le lien social et déclenchent des anxiétés, des colères ou des renoncements. Ces épreuves ne sont pas seulement des inégalités factuelles, c’est aussi comment les gens ressentent un certain nombre de réactions des institutions, des administrations. Liées à l’incertitude, à l’injustice, au mépris ou encore au sentiment de discrimination, ce sont des expériences sensibles. Le territoire peut être une forme de soutien et de ressources pour faire face à ces épreuves. L’enjeu est aussi là : comment les acteurs des solidarités dans les territoires – administrations, collectivités, associations, entreprises – intègrent dans leur logiciel d’action, non seulement la question des inégalités, mais aussi les épreuves telles qu’elles sont vécues subjectivement. 

Comment la relation État-territoires peut-elle répondre à cet enjeu ? 
La solidarité a besoin de proximité, mais aussi d’une certaine distance ; elle a besoin de politisation mais aussi de dépolitisation ; de fidélité au pacte républicain et, tout à la fois, d’innovation sociale. Face à ces enjeux, le département apparait comme un l’échelon de l’intermédiation. Je suis donc bien en phase avec le chef-de-filât qui leur est confié en matière solidarités humaines et territoriale. Cependant, force est de constater que, depuis de nombreuses années, la problématique du financement des allocations capte les énergies et affectent les positions des uns et des autres. Si nous voulons que les élus locaux prennent une véritable place dans l’animation de projets territoriaux des solidarités, alors je me demande s’il ne faudrait pas délester le pilotage du travail social de la distribution des allocations. À l’État et aux agences, l’administration de la solidarité nationale ; aux collectivités, la coordination et la régulation des solidarités d’engagement, en quelque sorte. 

Propos recueillis par Sylvain Henry 

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Club des acteurs publics

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