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Pascal Berteaud : “Le Cerema va contribuer au retour d’une culture de l’expertise”

Le directeur général du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) analyse tout ce qu’apporte la transformation de ce centre en un établissement public relevant à la fois “du local et du national”. Une avancée permise par la loi 3DS, qui a fait évoluer la gouvernance de l’institution. “Un établissement d’expertise national mutualisé et coopératif travaillant pour l’État comme pour les collectivités est une première dans l’histoire de la République”, insiste Pascal Berteaud. Il souligne le besoin de recréer une infrastructure d’ingénierie et présente la plate-forme numérique lancée par le Cerema pour développer des communautés d’acteurs techniques. 

La loi 3DS transforme le Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement (Cerema) en un centre d’expertise partagé avec les collectivités. L’article 159 de la loi introduit la possibilité d’adhérer à l’établissement pour travailler en “quasi-régie conjointe”. Quels sont les enjeux ?
Pour comprendre cette importante évolution, il faut mesurer les transformations opérées ces quarante dernières années en matière de décentralisation. Le Cerema porte de nombreuses thématiques de l’aménagement du territoire. Les compétences ont été décentralisées, mais les collectivités n’avaient jusqu’alors qu’un droit limité d’accès aux services du Cerema, à l’exception des départements : elles ne pouvaient pas profiter de notre expertise autrement que par des contrats ou des modes de partenariat reposant sur l’innovation et la recherche. Les deux tiers de nos activités relèvent à présent de compétences transférées aux collectivités, alors qu’elles ne disposent pas ou de peu d’expertise et d’ingénierie de haut niveau. J’insiste particulièrement pour dire que nous n’avons pas vocation à nous substituer aux agences d’urbanisme ou aux agences locales, qui font un travail de proximité remarquable. Nous n’avons pas non plus vocation à nous substituer aux bureaux d’études, qui sont aussi très précieux. Notre offre a vocation à répondre à de l’expertise de deuxième niveau. Cette offre a vocation à être mutualisée, car elle se caractérise par un degré de technicité très précieux pour les territoires. 

Comment cela s’est-il organisé ? 
L’élaboration a été assez longue. Nous avons réfléchi avec les services juridiques et directions  des ministères de l’Écologie, notre tutelle, mais aussi avec le ministère des Collectivités territoriales et bien entendu avec Bercy. Nous nous sommes appuyés également sur les recommandations du Conseil d’État, mais aussi sur le travail des inspections de l’Administration et du Conseil général de l’environnement et du développement durable, qui ont validé notre intuition : proposer un établissement public relevant à la fois du local et du national. Cela pouvait paraître iconoclaste ! La loi 3DS a ensuite porté un article permettant de faire évoluer le Cerema et je sais que les parlementaires ainsi que le gouvernement ont fait un travail d’approfondissement très utile.

Il faudra du temps pour restaurer la culture technique sur le plan local.

Cette évolution ne marque-t-elle pas le recul de l’ingénierie de l’État dans les territoires et l’échec de la politique de l’État depuis vingt ou trente ans ?
Avant, les collectivités bénéficiaient d’un réseau de l’État de proximité, avec des subdivisions de l’équipement et un maillage de proximité. À l’époque du ministère de l’Équipement, il y avait peu d’agents techniques dans les collectivités et beaucoup au sein de l’État, avec des directions techniques en appui. Des CETE [centres d’études techniques de l’équipement, ndlr] à l’Atesat [Assistance technique de l’État pour des raisons de solidarité et d’aménagement du territoire, ndlr], il existait une offre importante qui était à la disposition des élus. Tout cela n’a naturellement pas résisté à la décentralisation. C’est normal : lorsque l’on donne une compétence à la collectivité, l’État n’a plus à l’assumer. Au fil du temps, une partie des compétences, avec le transfert des agents de l’État, s’est perdue. Notez que les petites collectivités ont un accès très limité aux moyens leur permettant de faire appel à de l’ingénierie de proximité, et une culture s’est perdue.
La constitution et la montée en puissance du Cerema dans les années 2010 a été une réponse, mais pas totalement aboutie. On le voit à travers l’action et le programme national de diagnostic et de l’état des ponts, nous portons ce programme qui s’adresse à 18 000 communes qui n’ont les moyens ni financiers ni techniques pour ce type d’expertise. Il s’agit d’une volonté politique de l’État afin d’offrir gratuitement ce type d’examen aux communes dans le cadre des missions de l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). L’évolution portée par la loi 3DS renforce par ricochet le rôle de l’ANCT. C’est une avancée forte. Mais il faudra du temps pour restaurer la culture technique sur le plan local. C’est d’autant plus nécessaire que le monde devient de plus en plus technique, et ce alors même que nous avons de moins en moins d’ingénieurs dans le secteur public. Le manque d’ingénieurs dans le secteur des risques, des infrastructures est préoccupant. 

Nous aurons un établissement d’expertise national mutualisé et coopératif travaillant pour l’État comme pour les collectivités. C’est une première dans l’histoire de la République.

Les managers publics sont davantage des généralistes. Il y a moins de polytechniciens dans les cabinets ministériels ou à la tête des administrations…
La difficulté tient au fait que les ingénieurs et techniciens qui partent en retraite ne sont pas remplacés sur leurs compétences. Le Cerema va contribuer au retour d’une culture de l’expertise, notamment grâce à l’évolution juridique qui associera pleinement les collectivités territoriales. Mais il faudra un peu de temps. Nous sommes, par ailleurs, devenu un institut agréé de formation pour les élus. Les conférences techniques territoriales que nous venons de lancer et qui vont se développer seront autant de dispositifs d’acculturation.

Dans les premières années du Cerema, les élus ont pu méconnaître votre institution née (en janvier 2014) de multiples regroupements. En est-on arrivé aujourd’hui là où vous le souhaitiez à l’origine ? 
J’étais directeur adjoint du cabinet ministériel qui a porté cette réforme et imaginé la création du Cerema. J’ai donc son historique. Même si les débuts ont été difficiles – il a fallu mutualiser des entités qui travaillaient peu ensemble, faire face à des cultures différentes, des enjeux de pouvoir larvé –, nous sommes parvenus à l’objectif initial. Nous aurons un établissement d’expertise national mutualisé et coopératif travaillant pour l’État comme pour les collectivités. C’est une première dans l’histoire de la République.

L’évolution de la loi 3DS tient-elle justement en premier lieu à un enjeu de gouvernance ? 
Absolument. Ce n’est pas des compétences techniques, qui ont évolué via le dernier plan de modernisation, ni des implantations dont il est question. Ce qui change, c’est la gouvernance. Les élus locaux peuvent adhérer au Cerema, ils peuvent siéger dans ses instances et fixer les grandes orientations qui sont prises. Pour les collectivités, nous agirons sur le principe du service analogue. Elles pourront passer commande comme si c’était “en interne”. Nous travaillerons sous la forme de la commande simplifiée – en évacuant les procédures des marchés publics, qui sont de véritable irritants pour nos partenaires –, à l’image des agences techniques départementales ou des agences d’urbanisme auxquelles ont recours les collectivités aujourd’hui. Le changement statutaire nous permet de devenir tout à la fois un établissement public national et un établissement public local. 

Quelles sont les échéances des prochains mois ? 
La loi a été promulguée le 21 février. Il faut désormais attendre la publication du décret actant notre évolution institutionnelle, certainement avant l’été – il doit passer devant le Conseil d’État. Cela signifie que le second semestre sera consacré à la mise en place de cette nouvelle gouvernance : nous irons voir les collectivités pour leur proposer d’adhérer et d’échanger sur leurs problématiques. Le démarrage est programmé au premier semestre 2023. Nous avons 23 implantations en métropole, ainsi qu’à La Réunion, à Mayotte et en Guyane. Avec mes équipes, nous allons mener un tour de France pour consolider et développer des offres de services au regard des enjeux politiques portés par les acteurs territoriaux. 

Justement, vos actions vont-elles évoluer ? 
A priori peu, parce que nous avions anticipé les grands sujets actuels. Ainsi le changement climatique est-il un enjeu sur lequel nous travaillons de manière opérationnelle depuis notre commencement. On le voit aujourd’hui : cette problématique est devenue majeure et irrigue le débat public. Ce n’était pas encore le cas voilà dix ans. Il faut comprendre que les choses vont vite. Par exemple, le réchauffement climatique aura des conséquences sur les productions, sur les infrastructures et leur robustesse, les modes de mobilité et l’adaptation des supports, les risques naturels comme le recul du trait de côte, où les épisodes cévenols n’auront de cévenol que le nom, car ils vont se délocaliser jusqu’en Bretagne. Mesurer les risques, c’est prévoir les aménagements de demain. À titre d’exemple, la modélisation numérique des territoires nous permet de disposer de données et de faire les simulations qui s’imposeront dans quelques années. Les milieux économiques ont appréhendé le changement plus rapidement que les milieux politiques. Ce qui coinçait, c’était notre structuration et la manière dont nous nous adressions aux élus. La loi 3DS a apporté une réponse nécessaire. Cette évolution permettra de confirmer et de conforter notre cap et notre stratégie. 

Notre chance, c’est l’engagement de nos équipes et la place importante que nous ouvrons aux jeunes.

Et en termes de méthode ? Les grands programmes nationaux déclinaient auparavant une même politique de manière quasi uniforme dans les territoires. Parvenez-vous aujourd’hui à faire du sur-mesure ? 
C’est l’objectif et nous y parvenons ! Les grands organismes étatiques étaient effectivement, autrefois, dans l’application d’une politique très jacobine et centralisatrice. Nous avons complètement modifié le système puisque nous bâtissons les projets avec les collectivités. Cela change totalement l’approche, et c’est plus efficace. C’est également déstabilisant ! C’est plus rassurant de définir un cahier des charges et de dérouler une méthode toute faite. Travailler à partir des besoins de la collectivité en appréhendant ses atouts et ses forces, qui ne sont évidemment pas les mêmes d’une collectivité à l’autre, permet d’apporter des réponses fines et adaptées. C’est une méthode de coconstruction beaucoup plus responsabilisante pour la collectivité. Cette méthode se décline pour toutes nos actions : la mobilité, l’aménagement, etc. 

Faites-vous également de l’évaluation en temps (quasi) réel ? 
Nous sommes en train de développer toutes ces méthodes relativement nouvelles : l’expérimentation, l’agilité, l’évaluation en temps réel… Ce n’était pas dans notre culture à l’origine, mais à force d’aller à la rencontre des élus et acteurs de terrain, nous renouvelons nos approches. Pour les agents, les ingénieurs et les techniciens, ce sont de vrais changements culturels. Notre chance, c’est l’engagement de nos équipes et la place importante que nous ouvrons aux jeunes. Nous avons un vivier de techniciens sortis d’écoles de l’État. Nous les recrutons en sortie d’école, ils restent quelques années chez nous, partent vivre d’autres expériences puis reviennent se spécialiser au Cerema. Le système s’alimente bien, le vivier de talents se développe. Nous avons de l’ordre de 10 % de rotation chaque année, ce qui permet un réel “brassage” de ces talents. Nos nouveaux venus contribuent à porter ces nouvelles méthodes.
La question de l’évaluation ex-post fonctionne plutôt pas mal, nous nous améliorons sur l’évaluation in-itineris. En revanche, je l’avoue, et d’une manière plutôt générale et non propre au Cerema, les évaluation ex-ante sur nos actions ne vont pas assez loin. Il y a là une marge de progression importante. Il ne sert à rien d’avoir les meilleures intentions du monde, de procéder à la mise en place de mission contractuelle si l’on n’en mesure pas à la fin son utilité. J’ai une culture de l’évaluation, parce que j’ai une culture des ressources que m’apporte l’État [la proportion entre agents titulaires et contractuels est de l’ordre de 80 %-20 %, ndlr]. Nous avons des agents venus de l’État, de la territoriale, du privé… 

Au-delà de nos missions de recherche et innovation, d’appui aux collectivités et de développement méthodologique, la diffusion de connaissances est centrale.

Que retenez-vous de la séquence sanitaire que nous vivons depuis deux ans ? 
J’observe la très forte sensibilité des élus aux enjeux de la transition écologique et de l’adaptation au changement climatique. Ils veulent s’engager, ils veulent faire mais n’en ont pas les compétences. Ils se trouvent démunis. D’où la nécessité de structurer une offre de services avec des relais locaux, des agences départementales d’urbanisme… Recréer cette infrastructure d’ingénierie devient d’autant plus essentiel. Je suis frappé par le nombre d’élus que je rencontre qui me disent subir ce problème d’ingénierie. En la matière, le discours a changé depuis deux ans. Cela nous amène à multiplier les synergies avec les autres acteurs publics qui interviennent dans les territoires : les moyens publics sont suffisamment précieux pour nous inviter à la complémentarité. Nous parlons régulièrement à l’Ademe, à l’Agence nationale de la cohésion des territoires… Nous menons certains projets en lien. Nous proposons ainsi une palette de compétences complètes. Nous avons développé une réelle expertise en “santé et environnement”, mais aussi sur la ventilation des bâtiments et la qualité de l’air. 

Cette palette de compétences se décline également via la plate-forme numérique que vous venez de lancer pour mettre en réseau experts et acteurs des territoires. Quel est l’objectif ? 
Nous avons créé un outil collaboratif grâce aux outils numériques. La multitude va indéniablement créer du savoir et améliorer nos compétences si nous les partageons : c’est un pari. Il faut recréer des communautés d’acteurs techniques et faire en sorte que celle ou celui qui est confronté à une problématique puisse s’enrichir des solutions proposées par celle ou celui qui “en est passé par là”. Les savoirs et les expériences doivent se partager. Imaginez : “J’ai un souci technique précis dans mon agglomération et je constate qu’un interlocuteur a vécu exactement la même chose ailleurs : qu’a-t-il mis en place, qu’a-t-il développé ? Échangeons sur la manière de faire”. Ce réseau sera très utile. Les ingénieurs et les techniciens vont se l’approprier : c’est leur outil. Ce réseau est, pour nous, essentiel. Car au-delà de nos missions de recherche et innovation, d’appui aux collectivités et de développement méthodologique, la diffusion de connaissances est centrale. Il faut donc organiser les conditions de la diffusion et le numérique est une opportunité formidable. Les gens passent beaucoup de temps à échanger sur les réseaux sociaux. À nous de les mettre en connexion sur des enjeux relatifs aux pratiques professionnelles de manière agile, directe… Au-delà du lancement de cette plate-forme, nous allons la porter et la faire vivre en interne. Ce “LinkedIn des techniciens et des ingénieurs” va au-delà d’une plate-forme professionnelle. La dimension réseau et échange de pratiques doit contribuer à porter un autre regard sur les actions des territoires. 

Le Cerema se trouve-t-il à un moment clé de son existence ? 
Nous l’avons évoqué : oui, nous sommes à un moment de bascule après bientôt dix ans d’existence et alors que les attentes sociétales ont évolué, tout comme celles des élus locaux. Les territoires ont montré leur capacité de résistance et de résilience. Ils se tournent vers l’avenir. Ils doivent avoir aujourd’hui les moyens d’exercer effectivement leurs compétences alors que l’assistance technique a trop reculé depuis vingt ans. Aller au bout de la décentralisation suppose un appui. Le Cerema y contribue en étant à l’écoute et en étant force de propositions pour les collectivités. 

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Club des acteurs publics

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